Ode au choléra

Les Gri­maces est un heb­do­madaire, petit for­mat et à cou­ver­ture de feu, qui a paru du 21 juil­let 1883 au 12 jan­vi­er 1884. Le rédac­teur en chef en était Octave Mir­beau, qui avait trois col­lab­o­ra­teurs : Paul Hervieu, Éti­enne Grosclaude et Alfred Capus. Dans son « Ode au choléra », qui ouvre le pre­mier numéro, à défaut de « l’émeute libéra­trice », il en appelle au choléra vengeur, « notre dernier sauveur », pour débar­rass­er le pays de « la horde de ban­dits qui déshon­orent la France » Dans une let­tre, il écrit : « Les Gri­maces seront très antirépub­li­caines et très anti­juives. Cela va ron­fler… »(1). En 1898, au moment de l’af­faire Drey­fus, il regrette ouverte­ment ce jour­nal­iste qu’il était, au ser­vice de ses com­man­di­taires, et qui baig­nait dans un envi­ron­nement anti­sémite. L’ar­ti­cle pub­lié dans l’Au­rore s’in­ti­t­ule « Palin­odies » : « Ce que je suis aujourd’hui je ne l’étais pas il y a dix ans …»

Je te salue, Choléra!
Depuis longtemps je l’ap­pelais, depuis longtemps je l’at­tendais. Un moment je t’ai mau­dit et je t’ai traité de lâche, car ils dis­aient que tu ne viendrais pas et que tu con­tin­uerais de t’acharn­er sur de pau­vres dia­bles de juifs et de lépreux. Et déjà ils se réjouis­saient ! Mais c’é­tait un men­songe. De Dami­ette, de Man­sourah, du Caire où tụ laiss­es pour­rir au soleil les entrailles empestées de tes morts, tu march­es vers nous, n’est-ce pas ? Je sens près de nous gron­der ton souf­fle dévas­ta­teur et j’en­tends s’ap­procher, majestueux et sin­istre, le noir tombereau dans lequel tu char­ries les immondices humaines.
Tu viens des forêts sacrées de l’Inde, des forêts sacrées où sont les sources de la vie. C’est la vieille Human­ité qui, de son loin­tain foy­er, t’en­voie porter sa malé­dic­tion à ses enfants dégénérés. Oh! viens alors, et sois le bien­venu.
Ta mis­sion est sub­lime et tu dois accom­plir de superbes besognes. Regarde, nous sommes aban­don­nés, nous n’avons plus que toi, tu es notre dernier sauveur. Viens !
Là-bas, un dra­peau se brise, un dra­peau à l’om­bre duquel la France allait revivre ; là-bas, un roi se meurt, un roi sur qui repo­saient tant d’e­spérances, un roi vers qui allaient tant de nos prières. Les autres, quels sont-ils? On ne sait. Ils chas­sent, voy­a­gent et se baig­nent. Ont-ils le bras assez fort pour brandir un sabre, et leur front est-il fait à la mesure des antiques couronnes? Sauront-ils, comme aux beaux jours de Bru­maire et de Décem­bre, pouss­er le poitrail fumant de leurs chevaux con­tre la horde des ban­dits qui déshon­orent la France, l’épuisent et la rançon­nent ? Sauront-ils, à coups de baïon­nettes, déloger de leurs repaires les loups trem­blants, gorgés de l’or de nos épargnes? Où est-il, l’homme que nous espérons ?
Viens donc, mais hâte-toi. Fran­chis rapi­de­ment, sans t’y arrêter, les cam­pagnes l’air est pur, où l’homme tra­vaille et peine, cour­bé vers la terre qui nous donne le pain. Ne fais que butin­er dans les villes de la route, et accours ici, et installe-toi ici, par­mi nous, ô mon beau roi farouche, car c’est ici qu’est le grand amon­celle­ment des pour­ri­t­ures et des crimes qu’il te faut déblay­er.
La mort est belle, par­fois auguste et glo­rieuse. Elle met de la lumière autour des vis­ages qu’elle a touchés. Ta mort à toi, celle que tu laiss­es tomber, à chaque bat­te­ment de tes ailes, est hor­ri­ble et dés­espérée. Ah ! tu es le seul fléau qui puisse s’a­bat­tre sur eux. La guerre est trop noble. On verse son sang et on y défend la Patrie. La famine est injuste, car elle frappe seule­ment les petits et souf­frants. Toi, tu seras juste, tu seras impi­toy­able, tu seras épou­van­tant; c’est pourquoi je l’aime.
Écoute-moi bien, car tu ne sais pas peut-être, et peut-être pour­rais-tu égar­er la tolère sur des hommes qui ne sont pas coupables.
Autre­fois la France était grande et respec­tée. Elle avait gag­né tant de gloire qu’elle avait pu sans honte, à force de sang ver­sé, subir les désas­tres de l’in­va­sion ; elle était si riche qu’elle avait pu, sans en être ruinée, à force d’é­conomies anci­ennes, jeter des mil­liards au vain­queur pour sa rançon.

Les Gri­maces est un heb­do­madaire, petit for­mat et à cou­ver­ture de feu, qui a paru du 21 juil­let 1883 au 12 jan­vi­er 1884 et à forts relents d’antisémitisme …

Des hommes la prirent et com­mencèrent sur elle l’œu­vre mau­dite. Ce que l’Alle­mand n’avait pu faire, des Français le firent; ce que l’en­ne­mi avait lais­sé debout, des répub­li­cains le ren­ver­sèrent. Ils s’at­taquèrent aux hommes, aux croy­ances, aux respects sécu­laires du pays. Ils chas­sèrent le prêtre de l’au­tel, la sœur de char­ité du chevet des mori­bonds, et traquèrent Dieu partout où la prière age­nouil­lait ses fidèles devant la Croix out­ragée. Comme ils avaient peur de l’ar­mée, ils l’in­sultèrent et, tout entière, la livrèrent aux farces canailles du théâtre, aux salis­sants lazz­is du café-con­cert. L’u­ni­forme français, encore rouge du sang des blessures, ils le traînèrent comme une loque de car­naval, exposé aux risées des foules. Ils apprirent aux sol­dats à mépris­er leurs chefs, encour­agèrent la révolte, primèrent l’indis­ci­pline, exaltèrent le par­jure. Ils s’acharnèrent à tuer dans l’âme de nos troupes cet esprit de con­quête, cet amour ent­hou­si­aste du dra­peau qui fait les Patries fortes et qui a mené la Prusse au point de grandeur où elle est aujour­d’hui. .
Ce n’é­tait point assez de la poli­tique de la haine, il leur fal­lait la poli­tique de l’or­dure, car ils savaient qu’il ne suf­fit pas d’aigrir un peu­ple pour le dompter, mais qu’il faut aus­si l’é­tour­dir, l’avilir et l’abru­tir. Le mar­quis de Sade dut com­pléter l’oeu­vre de Jules Fer­ry. Pri­a­pe s’as­so­cia avec Mar­i­anne. Ils appelèrent alors la lit­téra­ture obscène à leur sec­ours et, pen­dant que les livres religieux étaient pro­scrits des écoles, l’on vit s’é­taler aux devan­tures des libraires, libre­ment pro­tégé, tout ce qui se cachait hon­teuse­ment au fond des bib­lio­thèques secrètes. Pour un peu, ils eussent tim­bré ces livres au cachet de leurs min­istères, au gros numéro de leur gou­verne­ment.
Et ils se gavaient, les mis­érables, tran­quilles et cyniques, se dis­ant qu’ils n’avaient rien à crain­dre, puisqu’ils avaient épuisé la viril­ité de la France et que le spec­tre vengeur des revanch­es prochaines ne viendrait pas inter­rompre l’orgie.
Regarde ; ils n’épuisent pas seule­ment l’hon­neur du pays, ils épuisent aus­si ses richess­es. Tout le monde aujour­d’hui se lamente et les accuse. Les bou­tiques se fer­ment, la fail­lite vient vis­iter les caiss­es autre­fois prospères; les usines peu à peu s’éteignent et se vident, déver­sant, dans nos rues encom­brées, de pau­vres dia­bles sans un sou et sans un morceau de pain. De jour on jour, la mis­ère s’é­tend plus alar­mante. Qu’im­porte ! Pourvu qu’ils arrachent à des princes français leurs épaulettes noble­ment gag­nées au ser­vice du pays; pourvu qu’ils déshon­orent la Légion d’hon­neur en la don­nant à des comé­di­ens et à des généraux par­jures; pourvu qu’ils ren­dent la France répub­li­caine, par leur taquiner­ie bête et leur lâcheté, un objet de ridicule et de mépris auprès des nations voisines, ils se tien­nent pour sat­is­faits. Et tant qu’il y aura de l’hon­neur à per­dre et de l’ar­gent à gag­n­er, des emprunts et des con­ver­sions sur lesquels ils pour­ront vol­er l’é­pargne française ; tant qu’il y aura des crimes à com­met­tre qu’ils n’au­ront pas com­mis, des lâchetés qu’ils auront oubliées, ils res­teront sourds à la voix du peu­ple qui se plaint, et qui men­ace.
Écoute encore. Il n’y a pas un mois, je vis­i­tais l’Al­sace. J’avais vu Stras­bourg, son
armée for­mi­da­ble, ses trois enceintes de rem­parts et cette uni­ver­sité ter­ri­ble qui s’é­tend sur tout un quarti­er de la ville et qui achèvera, dans un temps prochain, par la parole de ses pro­fesseurs, l’autre de ger­man­i­sa­tion com­mencée par la voix ton­nante des canons de Guil­laume. Les larmes me venaient aux yeux, en con­tem­plant celle ville con­quise par la force et qu’on est en train de con­quérir par le droit. Le soir, j’al­lai me promen­er dans un petit vil­lage, à quelques lieues de la ville. Il y avait encore, dans les rues jonchées de fleurs, des restes de reposoirs, et de.petits bouleaux, au feuil­lage déjà séché, coupés dans les bois voisins, s’alig­naient tris­te­ment de chaque côté des trot­toirs. On avait célébré la Fête-Dieu.
Le temps était doux et la nuit venait; je tra­ver­sai rapi­de­ment le vil­lage, et je suiv­is une belle route bor­dée de grands charmes feuil­lus. Devant moi, lente­ment, un prêtre mar­chait, achevant de dire son brévi­aire. Je le dépas­sai, en le salu­ant respectueuse­ment, et m’ac­cotant con­tre un des arbres de la roule, je le regar­dai. Il avait l’air triste et bon. Quand il vint près de moi, lui aus­si me regar­da un instant, s’ar­rê­ta, et me dit :
— Vous êtes étranger, mon­sieur ?
— Non, mon­sieur le curé; je suis Français, comme vous, je pense.
Il y eut un silence de quelques sec­on­des.
— Voulez-vous que nous mar­chions ensem­ble? me deman­da-t-il enfin.
Le prêtre réflé­chit, puis m’en­traî­nant brusque­ment : :
— Écoutez-moi, me dit-il. Il faut que je vous par­le. Je suis heureux, très heureux de causer à un Français, et j’ai des choses à dire, des choses qui m’op­pressent et sou­vent me font pleur­er, oh oui, bien sou­vent ! Je suis Français, oui, mon­sieur; c’est-à-dire que j’aime la France, et que je l’aime d’au­tant plus qu’elle est bien à plain­dre. Ah! si vous saviez le mal que ces hommes qui vous gou­ver­nent font à l’Al­sace! Nous lisons tout ce qui se passe là-bas, chez nous, avec quelle pas­sion vous le com­prenez. Hélas ! ce ne sont jamais que des réc­its de per­sé­cu­tions religieuses. On traque les prêtres, on les insulte, on les chas­se; on ne leur per­met ni de prier, ni de soign­er les malades, ni de con­sol­er les mourants. Un vent de haine stu­pide souf­fle sur eux. Que voulez-vous ? mon­sieur, nous com­parons. Ici, nous sommes tran­quilles et respec­tés, bien qu’habi­tant un pays protes­tant. On nous laisse le droit d’élever les enfants et d’as­sis­ter, dans les hôpi­taux, les mori­bonds et les dés­espérés. Vous pou­vons prier, instru­ire, nous dévouer. Là-bas, nos frères ne le peu­vent plus. Savez-vous ce que cette poli­tique pro­duit, chez des natures plus grossières et moins cul­tivées que la mienne ?
– Hélas ! je le com­prends, monşieur le curé. Ces mis­érables en sont venus, par leur aveu­gle­ment, à jeter la plu­part des Alsa­ciens jusque dans les bras de la Prusse. Il ne leur man­quait plus que celle dernière infamie.
Et comme nous allions nous sépar­er, il ajou­ta:
— Mais ras­surez-vous, mon­sieur, le jour où ces gens ne tien­dront plus la France dans leurs mains, ce qui ne saurait tarder, l’Al­sace revien­dra à sa vraie patrie et, sachez-le bien, à sa seule espérance.
Eh bien, Choléra, tu le vois, ces crim­inels ne sont-ils pas faits pour pass­er sous la som­bre jus­tice, puisque la jus­tice humaine est impuis­sante con­tre eux, puisque pas un roi ne vient, puisque pas un homme n’apparaît, l’épée en main, dans la lueur sanglante de l’émeute libéra­trice.
Tu les con­nais main­tenant.
Ils habitent des palais que gar­dent des sen­tinelles et qu’enser­rent des brigades de ser­gents de ville. Quand tu seras venu, envelop­pant tes clav­icules creuses et ton corps de hideux squelette dans les plis de ton man­teau noir, ricanant dans le souf­fle mal­sain du vent et la sonorité des glas, tin­tant au clocher des cathé­drales, tu passeras dans nos rues et tu mar­queras toutes ces portes du signe inévitable. A l’œu­vre! A l’œu­vre ! Et que les coups soient rude­ment et sûre­ment portés ! Viens ! et puisque les trônes sont vides et que nos rois ne sont que des réfrac­taires de couronnes, installe-toi dans ces trônes désertés et règne en maître, ô sou­verain farouche, ô sub­lime justicier !

OCTAVE MIRBEAU

1 ‑Let­tre citée par Jean-François Nivet et Pierre Michel, Octave Mir­beau, l’imprécateur au cœur fidèle, Paris, Librairie Séguier, 1990
Voir davan­tage sur Les Gri­maces le dic­tio­n­naire Octave Mirbeau

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