Palinodies : «L’harmonie d’une vie morale, c’est d’aller sans cesse du pire vers le mieux…»

Parmi les expli­ca­tions de ce qu’on appelle ses Palin­odies, la sagesse pop­u­laire sou­tient que seuls les imbé­ciles ne changent jamais d’avis. En 1884, le jour­nal­iste était le rédac­teur en chef de la revue heb­do­madaire Les Gri­maces, pam­phlé­taire et aux relents anti­sémites. Pen­dant l’Af­faire Drey­fus, Octave Mir­beau pub­lia l’ar­ti­cle suiv­ant dans l’Au­rore le 15 novem­bre 1898 inti­t­ulé juste­ment Palin­odies. Il assume et explique : l’har­monie d’une vie morale, c’est d’aller sans cesse du pire vers le mieux. Mal­gré tout, le procès en palin­odies mené par ses détracteurs per­dur­era bien au delà de sa dis­pari­tion. Voir à ce sujet notre arti­cle sur son pré­ten­du tes­ta­ment poli­tique.

Dans une feuille que je ne lis jamais et dont je reçois, par l’entremise d’une agence, les coupures que, d’ordinaire, je ne lis pas davan­tage, on repro­duit d’antiques arti­cles que je pub­li­ai aux Gri­maces, et que l’on me reproche, amère­ment, d’avoir changé d’opinion sur les Juifs, les patri­otes, les mil­i­taires, les je ne sais qui, les je ne sais quoi… La chose est par­faite­ment exacte… J’ai fait cela et je m’en vante !
La feuille en ques­tion eût pu, cepen­dant, me tenir compte de ceci que, à aucune époque de mon exis­tence, et même au plus de mes « palin­odies », je ne vari­ai jamais sur la con­vic­tion où je suis de la prodigieuse stu­pid­ité de M. Hen­ri Rochefort, et de sa canail­lerie plus prodigieuse encore… Je regrette qu’elle n’y ait pas songé… Mais en thèse générale cette feuille a rai­son, et j’ai don­né, je l’avoue, le plus déplorable exem­ple d’in­con­sis­tance qui se puisse voir.
Ce que je suis aujourd’hui je ne l’étais pas il y a dix ans ; ce que je fus, il y a dix ans, je ne l’étais pas, il y a vingt ans ; et, dans vingt ans — à sup­pos­er que je sois encore — je veux espér­er, oui, je pousse le cynisme jusqu’à espér­er que je ne serai pas celui que je suis aujourd’hui… Aujourd’hui, j’aime des per­son­nes des choses, des idées, qu’autrefois je détes­tais, et je déteste des idées, des per­son­nes que j’ai aimées jadis… C’est mon droit, je pense, et c’est mon hon­neur ; et c’est aus­si la seule cer­ti­tude par quoi je sente réelle­ment que je suis resté d’accord avec moi-même.
Et je vais plonger l’intellect — si j’ose dire — de M. Cel­lar­ius dans un pro­fond désar­roi. Il n’importe.
La joie d’un homme qui n’est pas un politi­cien, qui ne sert aucun par­ti, ni aucune bande, ni aucun fonds secret, et pas plus Dupuy que Jules Guérin, pas plus Man­drin que Cavaignac, et Car­touche que Zurlin­den, est d’acquérir, chaque jour, quelque chose de nou­veau dans le domaine de la jus­tice et de la beauté ! L’harmonie d’une vie morale, c’est d’aller sans cesse du pire vers le mieux… Devant les décou­vertes suc­ces­sives de ce qui lui appa­raît comme la vérité, cet homme-là est heureux de répudi­er, un à un, les men­songes où le reti­en­nent, si longtemps, pris­on­nier de lui-même ces ter­ri­bles chaînes de la famille, des prêtres et de l’État. C’est plus dif­fi­cile qu’on ne pense d’effacer ces empreintes, tant elles sont forte­ment et pro­fondé­ment entrées en vous Il faut des efforts per­sis­tants qui ne sont pas à la portée de toutes les âmes. Il faut pass­er par de mul­ti­ples états de con­science, par bien des ent­hou­si­asmes dif­férents, bien des croy­ances con­traires, par des décep­tions sou­vent douloureuses, des trou­bles, des erreurs, des luttes — et ne pas les maudire, pas même les regret­ter, puisque c’est tout cela, puisque c’est dans tout cela que s’est, peu à peu, recréée votre per­son­nal­ité. Ah ! voilà des aven­tures morales, des drames intérieurs comme il ne doit pas en arriv­er sou­vent à cette intel­li­gence de bronze, à ce cœur d’airain, à ce penseur impas­si­ble qu’est M. André Ver­voort, si je puis m’exprimer ain­si.
Mal­gré ses affreuses trist­esses et ses uniques douleurs, mal­gré tant d’infamies dévoilées et tant de crimes encore incon­nus, il faut bénir cette affaire Drey­fus de nous avoir en quelque sorte révélés à nous-mêmes, d’avoir don­né à beau­coup d’entre nous, trop exclusifs ou trop sec­taires dans leur com­préhen­sion de la vie sociale, un sens plus large de l’humanité, un plus noble et plus ardent désir de jus­tice, qui est le lien le plus solide entre des races qui finiront bien par se lass­er d’être enne­mies.
Admirons, je vous en prie, les braves gens qui, du berceau à la tombe, n’eurent jamais qu’une idée — ce qui équiv­aut à n’en avoir pas du tout –, sont demeurés fidèles – ce qui veut dire qu’ils ne furent fidèles qu’à leur pro­pre sot­tise – et sur qui l’étude, l’observation quo­ti­di­enne, l’expérience et les révéla­tions de la vie, l’enseignement des faits, les sur­pris­es de l’histoire ont passé sans avoir pu mod­i­fi­er quoi que ce soit à leur organ­isme intel­lectuel, à ce que, par un euphémisme incon­venant, ils appel­lent, sans rou­gir, « leur idéal ». C’est à croire qu’ils n’eurent ni un cœur, ni des bras, ni des jambes, ni rien par quoi l’on marche, voit, pense et aime… Pau­vres larves, qui dormirent sous les pier­res, leur lourd som­meil de néant !…
— Moi, mon cher maître, dis­ait un jour à Ernest Renan un fier jeune homme, moi, je n’ai jamais var­ié dans mes con­vic­tions !
À quoi l’admirable philosophe des Orig­ines du chris­tian­isme répon­dit, avec cette douceur ironique et déli­cieuse qu’il avait :
— Com­bi­en je vous envie !… C’est donc que vous n’avez jamais pen­sé !
Je sais bien qu’il y a aus­si le syn­di­cat des trente-sept mil­lions et que j’y ai, sans doute, puisé à pleines mains de con­sid­érables sommes que, dans leur hâte à se gorg­er d’or, M. Man­au et M. Bard, « ces ven­dus et ces traîtres », lais­sèrent si mal­adroite­ment aux autres… Mais ceci est une autre his­toire.
Donc, j’ai détesté les Juifs, et cette haine, je l’ai exprimée dans Les Gri­maces… Qu’on me com­prenne bien !… Je sor­tais, quand je fis Les Gri­maces, du Gaulois, que dirigeait M. Arthur Mey­er. Com­ment eût-il été pos­si­ble — j’en appelle à tous les cœurs pas­sion­nés — que la fréquen­ta­tion jour­nal­ière de M. Arthur Mey­er m’inspirât d’autres sen­ti­ments ?…
On con­vien­dra que rien n’était plus naturel, plus légitime, et d’une plus irréprochable psy­cholo­gie. Bien qu’il fût par­fois char­mant, M. Arthur Mey­er avait ceci de mys­térieuse­ment attrac­t­if qu’il appelait l’antisémitisme, comme Jésus le mir­a­cle. Il y avait en lui, mal­gré lui, une telle force spon­tanée de pro­pa­gande, que lui-même n’a pas pu y échap­per. Il serait touchant, et à la fois comique, de penser que c’est par une vio­lente protes­ta­tion con­tre lui-même, que M. Arthur Mey­er est devenu l’antisémite farouche que vous savez !… Quoi d’étonnant à ce que je le sois devenu moi aus­si ?.. Mon tort, en cette cir­con­stance bien parisi­enne, fut de con­clure du par­ti­c­uli­er au général, et d’englober toute une race dans une répro­ba­tion qui eût dû rester stricte­ment indi­vidu­elle, à moins que je ne l’étendisse à beau­coup de Chré­tiens qui sont par­mi les plus détesta­bles Juifs que je con­naisse !… Je me suis, d’ailleurs, il y a longtemps, expliqué sur ce point, dans La France. Pour peu que cela intéresse quelqu’un, on pour­rait retrou­ver, en ce jour­nal, un arti­cle où je me repen­tais de ma bar­barie.
Mais je ne viens pas me dis­culper… J’ai mieux à faire. Et je sai­sis l’occasion qui m’est offerte — c’est la seule rai­son d’être de cet arti­cle — d’apporter à un homme que j’ai mécon­nu et que j’ai beau­coup attaqué, un témoignage pub­lic de mon affec­tion et de mon admi­ra­tion. C’est de M. Joseph Reinach que je veux par­ler.
Je dois con­fess­er que ça n’était pas très brave, car je ne crois pas qu’il y eût alors quelqu’un de plus impop­u­laire que M. Joseph Reinach et la besogne est facile, facile aus­si le suc­cès d’insulter un homme voué d’avance, et quoi qu’il fasse, à toutes les calom­nies et à toutes les injus­tices.
Eh bien, je l’ai vu, cet homme-là, j’ai vu son courage tran­quille et joyeux sous les huées et les men­aces, son dévoue­ment dés­in­téressé, son amour acharné de la jus­tice, son espoir qui, pas une minute, n’a faib­li ; et j’ai admiré son tal­ent, à qui nous devons, entre tant de choses belles, La Voix de l’île, qui est par­mi les plus belles choses de ce temps. Et, à mesure que je le con­nais­sais et que je l’aimais, chaque jour davan­tage, j’aurais bien voulu effac­er de mon œuvre — si éphémère, si vite oubliée — cer­taines pages méchantes, avec le remords de les avoir écrites.
Main­tenant, c’est fait !…
L’Aurore, 15 novem­bre 1898

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