Assemblée générale 2018

Dans un émou­vant dis­cours devant l’assem­blée générale de la Société Octave Mir­beau, le 5 mai 2018, Samuel Lair avait ren­du hom­mage au tra­vail et à l’ab­né­ga­tion de Pierre Michel pour sa TACHE : faire réémerg­er l’œu­vre de l’écrivain Octave Mir­beau par­mi les grands de la lit­téra­ture française. Nous repro­duisons ici le dis­cours de Samuel Lair.

Pierre,

Il nous faut, face à toi qui n’aime guère être l’objet de dis­cours, a for­tiori d’éloges, te met­tre au sup­plice, te men­er au cal­vaire, en te ren­dant ne serait-ce qu’un bref hom­mage, toi l’illustre écr­rivain : en homme prag­ma­tique, tu sais com­bi­en les hom­mages ne ser­vent à rien de mieux que de faire plaisir à ceux qui les prononcent.

« Cet homme porte un monde », procla­mait Lau­rent Tail­hade en évo­quant Mécis­las Gol­berg. Cha­cun et cha­cune sait, ici, à des titres divers, cher Pierre, la dette qu’il a con­trac­tée à ton endroit : les étu­di­ants, les chercheurs, les non-chercheurs, éloignés de l’Université, les héri­tiers de Mir­beau, les artistes et les comé­di­ens qui l’ont enfin décou­vert, les his­to­riens, les uni­ver­si­taires, ceux qui nav­iguent sur le web, les Angevins, les Parisiens, les Poitevins, les Lim­ou­sins, les Argentins, les Ital­iens, les Nor­mands, les Espag­nols, les Polon­ais, les Alle­mands. Mais un seul homme, qu’on veuille bien me per­me­t­tre de l’orthographier OM, te doit une résur­rec­tion mirac­uleuse, cent ans après. Recon­nais­sons volon­tiers qu’à l’origine, nous voyions une part de rhé­torique dans le choix des mots que tu employ­ais : tu par­lais de pur­ga­toire, d’enfer de bib­lio­thèque, de con­damna­tion, de mise au ban. Presque 50 ans de tra­vail, de ton tra­vail, n’ont pas été de trop pour te don­ner rai­son, et don­ner le plein relief à ces métaphores cri­antes de vérité. L’anarchiste Mir­beau était con­damné à l’oubli, tu l’as mis en pleine lumière. Le XXe siè­cle oubli­ait que Mir­beau cri­tique, polémiste, romanci­er, jour­nal­iste, épis­toli­er, dra­maturge, anar­chiste, avait été et était encore un artiste et un homme remar­quables. Un tel écrivain te doit, aujourd’hui, sans exagéra­tion, une part énorme, la part essen­tielle, de la recon­nais­sance légitime qui lui est due et qu’on lui man­i­feste aujourd’hui. Ton effort a su ranimer la vie du grand polémiste, qui ressus­cite avec la sym­pa­thie et l’admiration qu’il est capa­ble de faire naître ; mais aus­si avec le mépris de cer­taines insti­tu­tions, les rebuf­fades des bien-pen­sants. L’hommage du vice à la ver­tu, Pierre, preuve qu’il ne laisse pas indif­férent, Mir­beau est tou­jours vivant.

« Il l’a fait parce qu’il ne savait pas que c’était impos­si­ble », dis­ait Mark Twain. Une pre­mière société Mir­beau avait existé, de grandes et solides per­son­nal­ités s’étaient frot­tées à ce pro­jet de faire con­naître Mir­beau (par­fois avouons-le, dans le but de ray­on­ner à tra­vers Mir­beau, je pense à Sacha Gui­t­ry). Echec.

Avec la SOM, à l’inverse de bien des sociétés lit­téraires, nous avons con­nu peu de tur­bu­lences, et les seuls événe­ments tristes sont con­sti­tués par le départ de cer­tains des nôtres ; Joseph Fumet, Jean-Luc Plan­chais, Alain Gen­drault, Claude Herzfeld, j’en oublie, ont lais­sé leurs traces en bal­isant le chem­ine­ment de notre petit club. Quelques échecs, des décep­tions, que tu as vite dépassés, moyen­nant une ou deux piques, par­fois ; des thésardes qui s’éloignent de toi, la démis­sion de tel ou tel étu­di­ant pour­tant por­teur de promess­es, des col­lab­o­ra­tions édi­to­ri­ales qui ne marchent pas, l’engagement de frais sans le retour sur investisse­ment atten­du, les lâchages de la presse, l’indifférence des insti­tu­tions : con­venons-en, l’histoire se répète, et toutes choses égales par ailleurs, ce sont des expéri­ences douloureuses com­pa­ra­bles qui ont fait que Mir­beau est Mir­beau. La vérité, c’est peut-être que la longévité d’une société d’amis d’auteur tient dans sa con­for­mité à ce qu’elle annonce, d’entrée de jeu. J’ai tou­jours été sen­si­ble au para­doxe qu’il y a à associ­er le nom de Mir­beau à celui de Société, écla­tante antithèse, quand il s’agit d’un anar­chiste ; mais je crois que le nom d’amis, par-delà l’importance que notre auteur lui-même lui accor­dait, sa vie est là pour en témoign­er, ce nom d’amis a dif­fusé au cœur même de notre regroupe­ment ; tu as su réu­nir et faire vivre autour de toi ce qui seul, peut-être jus­ti­fie une exis­tence — la solid­ité des liens frater­nels, d’amitié vraie, qui vont bien au-delà des bar­rières du temps. Un mécréant comme toi a saisi l’âme d’Octave Mir­beau avec, mot vide de sens hors cette accep­tion, empathie ; toi, matéri­al­iste acharné, a fait vivre, autant que revivre, l’imprécateur au cœur fidèle ; toi, défenseur avec Janie, de la cause fémi­nine, a su voir ce qu’il y avait par­fois de buté, de con­trari­ant et con­trar­ié, d’irréductible dans sa représen­ta­tion de la femme, dou­ble, ambiguë ; vis­cérale­ment homme de gauche, tu as dû fouiller, le pre­mier, au plus pro­fond des engage­ments poli­tiques de Mir­beau, impli­ca­tions qui furent, un temps, nauséeuses, pour en extraire la pépite, sa pitié envers les hum­bles, ce qui n’était pas si fréquent en son temps.

Le tra­vail prend, à ton con­tact, la dimen­sion qu’il a dans son éty­molo­gie, c’est une tor­ture, mais une tor­ture assumée, revendiquée, recher­chée par toi, bien volon­tiers. En 1994, au détour d’un cour­ri­er que tu m’écris, tu avouais tra­vailler sur l’expo itinérante quelque 12 heures par jour ; le reste, à l’avenant ; jamais ne retombe cet élan. La défer­lante édi­to­ri­ale des œuvres de Mir­beau, sur Mir­beau, relève d’un tsuna­mi angevin. Même Mir­beau n’était pas par­venu à ce que tu as pro­duit – tu as pub­lié sa cor­re­spon­dance (y songeait-il, lui-même ?) ; un roman inachevé (qui n’avait pas voca­tion à paraître en vol­ume) ; tu as édité ses romans-nègres, par déf­i­ni­tion con­damnés à une forme de clan­des­tinité. Restait Rédemp­tion, l’œuvre mort-née – tu as sug­géré à Antoine Juliens de la met­tre en scène.

Certes, tu n’y as pas que des mérites, maintes fois, ai-je enten­du Janie faire val­oir le fait que tu dis­po­sais naturelle­ment d’une ressource hors du com­mun, ta mémoire (« met­tre ta mémoire au ser­vice de ce qui ne t’intéresse pas for­cé­ment »). Mais la con­cep­tion que tu te fais de l’implication per­son­nelle, de l’effort, de l’engagement qui coûte mais qui paie, du temps passé sur une tâche, aus­si, date d’une autre ère : les bour­reaux de tra­vail comme toi seront de plus en plus l’oiseau rare. Par ton dépasse­ment de la notion d’effort, par la gra­tu­ité avec laque­lle tu t’y astreins, peut-être parviens-tu à sa néga­tion. Dans cette fuite en avant par le tra­vail, on ne cherche aucune source de grat­i­fi­ca­tion publique, aucune forme de recon­nais­sance, on tra­vaille, c’est tout. Faire les choses sérieuse­ment, mais ne pas se pren­dre au sérieux, ça a été l’une des recettes de la Société Mir­beau. Pour ma part, si de temps à autre, on me recon­naît du bout des lèvres, un goût pour le tra­vail de longue haleine, je sais où, et qui, est mon mod­èle ; je veux ignor­er, car je le sais trop, que vacances, sig­ni­fie vacuité, néant, et il m’effraie. Lors de ma sou­te­nance de thèse, en juin 2002, en tant que mem­bre du jury, tu avais repris une phrase par laque­lle Mir­beau, je crois, évoque l’opiniâtreté de Zola, en me dis­ant : « Samuel Lair trace pesam­ment mais sûre­ment son sil­lon » : aucun éloge ne pou­vait me combler davantage.

Certes, le tra­vail ne va pas sans une part d’esclavage et de sac­ri­fice, et autour de toi, les cri­tiques ont pu naître, jalous­es, par­fois per­fides. Mono­ma­ni­aque de Mir­beau, vie ascé­tique voire monacale, con­sacrée : tu leur as répon­du par le tra­vail ; obses­sion et focal­i­sa­tion pathologique sur les COM et de la SOM, menés de façon un peu autori­taire ; le tra­vail, encore ; Pierre Michel s’identifie à Mir­beau ; le tra­vail, vous dis-je.

La décli­nai­son majeure de ce sens de l’effort, me sem­ble-t-il, c’est la gra­tu­ité. Après les para­dox­es d’Octave, ceux de Pierre. Jamais, je dois le dire, je n’ai ren­con­tré homme aus­si peu matéri­al­iste que Pierre Michel au sens courant du terme, et aus­si matéri­al­iste, au sens philosophique du mot. Jamais il ne m’a été don­né de ren­con­tr­er une per­son­ne aus­si dés­in­téressée, et aus­si inin­téressée par l’argent. Pierre Michel, à mes yeux, c’est le seul biographe d’un grand écrivain qui arrive aux plus belles man­i­fes­ta­tions con­sacrées à son auteur, au volant de sa 106 Peu­geot – où est le prob­lème ? J’avoue qu’à l’heure des véhicules sur­di­men­sion­nés, ce mépris des signes extérieurs de richesse a fait plus que me sur­pren­dre, il m’a tou­jours plu, comme il en a séduit plus d’un – tu liras le petit mot de JF Wag­niart sur ce qu’il a retenu de ton approche de la pauvreté.

Grandeur des départs ; hasard des démar­rages. C’est en 1993, j’ai 24 ans, qu’au rez-de-chaussée de la BU de Brest, je cherche non­cha­la­m­ment un sujet de DEA sus­cep­ti­ble de faire suite au mémoire de maîtrise que j’ai con­sacré à Mau­pas­sant. Entre deux rayons, je tombe sur la biogra­phie de l’imprécateur au cœur fidèle. Avant tout, forte impres­sion de l’image de cou­ver­ture ; mâchoire prog­nathe, fume-cig­a­re, œil clair, celui-ci ne s’en laisse pas con­ter. Lec­ture faite, une vérité : dans ma vie qui relève alors d’une sorte de déban­dade organ­isée, un Octave Mir­beau peut me servir de colonne vertébrale, au plan de la créa­tion lit­téraire, du rôle poli­tique, de sa con­cep­tion de l’amitié, des valeurs qu’il proclame, c’est à mes yeux un auteur majeur. Je tente le tout pour le tout, et con­tacte l’un des biographes, Pierre Michel. Sur­prise, il me répond. S’ensuit une ami­tié de presque un quart de siè­cle, avec ses hauts, par­fois ses bas, surtout ses hauts. La SOM est une asso­ci­a­tion tra­ver­sée par une inspi­ra­tion dis­parate, d’influence com­pos­ite. On y retrou­ve, hors tout esprit sec­taire, des spé­cial­istes d’Alain-Fournier, de Mar­guerite Audoux, de Jules Renard, d’Émile Zola, de Paul et Camille Claudel, de Bar­bey d’Aurevilly, de Romain Rol­land, de Claude Mon­et, de Georges Clemenceau, de Jean Lor­rain, d’Arthur Rim­baud, de Paul Bon­netain. Qu’on me par­donne le mot, un vrai dépuce­lage intel­lectuel. Les retours d’AG pren­nent l’allure de ces salons du XVI­I­Ie ; les dîn­ers d’avant spec­ta­cle ont fait beau­coup dans le suc­cès des ren­con­tres. Par­mi ces décli­naisons de l’amitié, j’y ai expéri­men­té la fidél­ité et le cynisme éru­dit de Jean-Luc Plan­chais, la sci­ence et la mod­estie de Serge Duret, la générosité et la sen­si­bil­ité lit­téraire d’Arnaud Vareille, la bon­hom­mie et le savoir immense de Claude Herzfeld, le refus de se pren­dre au sérieux de Bernard-Marie Gar­reau, le dévoue­ment et le sérieux de Yan­nick Lemar­ié, la con­tagieuse ardeur au tra­vail de Michel Brethenoux, d’autres encore ; j’y ai surtout décou­vert celle qui soute­nait notre cheville ouvrière, Janie. L’hommage que tu as ren­du à Octave Mir­beau a eu une béné­fi­ci­aire col­latérale, c’est Angers. En plus de 20 ans, à rai­son de deux AR Mor­laix-Angers annuels, c’est plusieurs dizaines de voy­ages qui m’ont fourni l’occasion de con­naître la ville. Angers qui sans con­teste a béné­fi­cié des retombées de l’activité de la SOM.

Voici le résul­tat, Pierre : plus de trente vol­umes de Mir­beau ; bien­tôt 26 Cahiers Octave Mir­beau, qui totalisent plus de 9000 pages ; je ne sais com­bi­en de col­lo­ques, de lec­tures, de con­férences, tables ron­des, d’articles ; des lecteurs d’Octave Mir­beau, aux qua­tre coins de la planète, dans un délire ubiquiste, servi par les tech­niques de com­mu­ni­ca­tion et de dif­fu­sion, inimag­in­able il y a 20 ans (car il faudrait porter à la con­nais­sance du pub­lic quelques incon­gruités. Il fut un temps, Claude Herzfeld n’est plus là pour en témoign­er, où Pierre Michel était pour le moins rétif à l’idée d’une dif­fu­sion sur Inter­net. Je ne sais si avec moi l’un d’entre nous pour­rait témoign­er de ce CA où la per­spec­tive d’une pre­mière mise en ligne ren­due pos­si­ble par le pro­grès avait été repoussée avec quelle méfi­ance ! Quelques mois après, le pas était franchi, et Mir­beau deve­nait l’un des écrivains les mieux servis par le Net) ; et enfin, tes amis, à qui je voudrais don­ner la parole, ici, à tra­vers les hom­mages écrits.

Nom­bre d’entre nous, l’auteur de ces lignes au pre­mier chef, auraient volon­tiers l’immodestie de s’approprier les mots de Rodin au soir de sa vie, ren­dant grâce à son prophète Mir­beau : « Vous avez tout fait dans ma vie, et vous en avez fait le suc­cès ». Pour ce qui est du sen­ti­ment éprou­vé, celui de la recon­nais­sance, de la dette con­trac­tée à l’égard de Pierre, je n’ai jamais été dupe des quelque 27 ans qui nous sépar­ent, et du 11 juin 1942 au 11 juin 1969, il n’y a pas solu­tion de con­ti­nu­ité. Ces 27 ans d’écart ne m’ont pas dupé, dis­ais-je, et si avec Pierre Michel et les siens, j’ai tou­jours trou­vé une famille, au sens où BMG emploie ce terme, c’est non pas un père, mais un esprit frater­nel qu’il m’a été don­né de fréquenter.

Pour con­clure, ou plutôt pour con­tin­uer et éviter de con­clure, si Pierre Michel n’a eu qu’un maître, en la per­son­ne d’Octave Mir­beau, la dif­fi­culté qui se pose à ses suc­cesseurs sera qu’ils en auront deux ; ils n’auront certes de cesse de célébr­er la mémoire de Mir­beau et de mieux faire con­naître l’œuvre de l’un des grands écrivains de lit­téra­ture française, que Pierre Michel, à force d’acharnement, de com­bats aus­si, a porté au faîte de sa gloire, car telle est la voca­tion de la SOM ; mais ils tâcheront aus­si de fix­er un hori­zon d’où jamais Pierre Michel n’est absent. Nous for­mulerons surtout le vœu, Pierre, que tu abor­des cette nou­velle étape d’un cœur léger, même si l’on sait qu’au train où vont les choses, comme dis­ait Huys­mans, seul le pire arrive. Mais en te tour­nant vers trente ans de car­rière, Pierre, nous aime­ri­ons que tu prennes la mesure d’une œuvre colos­sale, d’une réus­site exem­plaire, et les mots, dans cer­taines sit­u­a­tions, ont un sens.

Samuel Lair, A.G. Société Octave Mir­beau, 5 mai 2018

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