Le Foyer (1908), sur la tartufferie des organisations de charité

Avec sa troisième grande pièce, Le Foy­er, Octave Mir­beau a dû men­er une bataille épique pour la faire accepter par la Mai­son de Molière : elle a tenu en haleine l’opin­ion publique, ameuté la presse, sus­cité des inter­pel­la­tions à la cham­bre, divisé le gou­verne­ment Clemenceau, et entretenu pen­dant des mois un cli­mat d’émeute dans toutes les villes où la pièce était représen­tée. Pourquoi un tel cli­mat de scandale ?

Après le tri­om­phe mon­di­al des Affaires, Mir­beau compte bien trans­former l’es­sai et inve­stir derechef cette Bastille de la tra­di­tion qu’est dev­enue la Comédie-Française. Avant même d’en avoir écrit une ligne, il pro­pose à Jules Claretie, seul maître à bord désor­mais, une nou­velle pièce à suc­cès, où il entend régler son compte à la « char­ité » catholique, der­rière laque­lle se pro­file une inquié­tante régres­sion intel­lectuelle et sociale. Ras­suré par l’ ébou­rif­fant suc­cès des Affaires, con­sid­éré déjà comme une oeu­vre clas­sique, l’ad­min­is­tra­teur donne son accord de principe, et annonce à la presse, dès le 6 octo­bre 1903 !, qu’il accueillera la nou­velle pièce de Mir­beau, sans se douter du brûlot qu’il va ain­si faire entr­er dans la Mai­son.
C’est que notre pam­phlé­taire n’y va pas de main morte. Pour don­ner plus de « sur­face sociale » à son per­son­nage cen­tral, le baron Courtin, qui dirige un foy­er « char­i­ta­ble » pour ado­les­centes, il fait de lui un séna­teur bona­partiste, leader de l’op­po­si­tion catholique, et un académi­cien influ­ent, rap­por­teur des prix de ver­tu, et auteur d’une kyrielle d’ou­vrages sur la char­ité, dont les titres ne man­quent pas d’évo­quer ceux d’Al­bert de Mun et d’Othenin d’Haus­sonville. Il se sert égale­ment de faits divers qui ont fait couler beau­coup d’en­cre : l’his­toire du Bon Pas­teur de Nan­cy, véri­ta­ble bagne pour enfants dénon­cé par l’évêque en per­son­ne, et la mort d’une fil­lette, « oubliée » dans un plac­ard chez le célèbre cou­turi­er Jacques Doucet. Pour parachev­er le débar­bouil­lage du triste sire, au demeu­rant puis­sant et respec­té, il l’imag­ine aux abois pour détourne­ment de biens soci­aux, et oblig­eant sa femme à sol­liciter un sec­ours auprès d’un ancien amant qu’elle a mis au ran­cart, le financier Biron, avant qu’au dénoue­ment tout ce beau monde ne s’embarque impuné­ment, une fois le scan­dale étouf­fé, à bord du yacht du mil­lion­naire, en emmenant le nou­veau galant de la dame ?… La comédie est plus que rosse : elle est car­ré­ment sub­ver­sive.
Aus­si bien, quand Mir­beau, accom­pa­g­né du fidèle et ruiné Thadée Natan­son – à qui, pour lui venir généreuse­ment en aide, il a pro­posé de co-sign­er son œuvre afin d’être en droit de partager les droits d’au­teur – vient lire à Claretie la pre­mière ver­sion de sa pièce, en qua­tre actes, le 17 juil­let 1906, le tim­o­ré « Guimauve le con­quérant », comme on l’a surnom­mé, est épou­van­té.
Il a d’au­tant plus sujet d’être gêné qu’il est académi­cien lui-même et qu’il lorgne le secré­tari­at per­pétuel, dont le déten­teur, Gas­ton Boissier, est bien malade et pour­rait bien pass­er prochaine­ment l’arme à gauche… Ce n’est vrai­ment pas le moment d’aller se met­tre à dos les futurs électeurs ! De sur­croît, l’acte II bafoue toutes les sacro-saintes bien­séances : on y évoque les récom­pens­es très spé­ciales que la sadique direc­trice accorde par­fois aux pen­sion­naires zélées, et les séances de fla­gel­la­tion offertes, moyen­nant « phy­nances », au voyeurisme de vieux messieurs si respecta­bles… Sans par­ler d’une altesse espag­nole chargée d’un amant ancien garçon de bains, fort pin­gre au demeu­rant, et qui, par dessus le marché, ne se lave pas sou­vent… « Impos­si­ble à la Comédie », clame Claretie, fort de son bon droit.
Après avoir en vain fait inter­venir ses amis Aris­tide Briand et Georges Clemenceau – respec­tive­ment min­istres de l’In­struc­tion publique et de l’In­térieur dans le cab­i­net Sar­rien — Mir­beau se résigne à don­ner sa comédie à Lucien Gui­t­ry, pour le théâtre de la Renais­sance. Mais celui-ci ren­voie la représen­ta­tion aux cal­en­des grec­ques pour sat­is­faire aux exi­gences pri­or­i­taires d’un jeune requin des planch­es, Hen­ry Bern­stein, et aux caprices de sa pri­ma don­na, Simone Le Bar­gy… Écoeuré, Mir­beau reprend son man­u­scrit, le retra­vaille pour tenir compte des remar­ques dra­maturgiques de Claretie, cham­boule le dernier acte, et surtout sup­prime le deux­ième acte, beau­coup trop long, inutile du point de vue dra­ma­tique, et, il faut le dire, d’un intérêt bien moin­dre. Au mois de décem­bre 1906, à la suite d’une inter­ven­tion d’Al­ice Mir­beau en cachette de son mari, Claretie con­sent à enten­dre la lec­ture de l’oeu­vre remaniée, et l’ac­cepte offi­cielle­ment, grave impru­dence, en escomp­tant obtenir de l’au­teur de nou­velles coupures et des adoucisse­ments d’i­ci les répéti­tions, comme il le lui écrit quelques jours plus tard.
S’ag­it-il là de con­di­tions sine qua non de la récep­tion, comme le pré­ten­dra Claretie par la suite ? Ou bien de sim­ples con­seils don­nés par un admin­is­tra­teur soucieux d’éviter un scan­dale préju­di­cia­ble au renom et aux recettes de sa Mai­son, comme le sou­tien­dront Mir­beau et Natan­son ? Il y a là une ambiguïté lourde de con­séquences, et matière à plaidoiries pour les avo­cats. Quoi qu’il en soit, Claretie sent bien qu’il a com­mis une erreur, et il s’emploie à retarder le plus pos­si­ble l’heure de vérité, c’est-à-dire la lec­ture aux comé­di­ens, en don­nant un tour de faveur à quelques oeu­vres anodines reçues pour­tant après Le Foy­er, pour la plus grande fureur de notre impa­tient auteur, de plus en plus dégoûté par les moeurs théâ­trales en usage.
Le 5 févri­er 1908, lors de la lec­ture, Claretie décou­vre avec hor­reur l’é­ten­due de sa bévue. Car Mir­beau n’a en rien atténué la portée sub­ver­sive de sa comédie au vit­ri­ol. Pour bien man­i­fester sa dés­ap­pro­ba­tion, l’ad­min­is­tra­teur décide alors de n’as­sis­ter à aucune des répéti­tions, et mène dans les couliss­es « une guerre de trappeur », pour essay­er de met­tre les comé­di­ens dans sa poche, et con­train­dre l’au­teur à mod­i­fi­er son oeu­vre de fond en comble. Sans suc­cès… Alors, n’ayant pas la moin­dre envie de don­ner sa démis­sion, comme il en a sou­ventes fois jeté la men­ace, il sus­pend les répéti­tions sine die, et, dans une longue let­tre, le 5 mars, il exige, avant toute reprise, un cham­barde­ment com­plet, auquel Mir­beau, bien évidem­ment, se refuse. Il demande, en vrac, la sup­pres­sion de toutes les « allu­sions per­son­nelles », de la fla­gel­la­tion, des « récom­pens­es » spé­ciales de la Ram­bert, des malver­sa­tions des four­nisseurs aux armées, des négo­ci­a­tions « louch­es » menées par Arnaud Trip­i­er au nom du gou­verne­ment, et du scan­daleux dénoue­ment. Il exige aus­si que Courtin ne soit ni académi­cien, ni séna­teur, et que le titre de la pièce soit mod­i­fié, sous pré­texte que « des œuvres de char­ité exis­tantes » s’ap­pel­lent effec­tive­ment « le Foy­er »
Bref, si on écoutait Claretie, cette pièce sans titre devrait présen­ter une entre­prise char­i­ta­ble mod­èle où il ne se passerait rien de répréhen­si­ble, dont l’ad­min­is­tra­teur n’au­rait aucune « sur­face sociale » et mondaine, et vivrait avec sa fidèle épouse en hon­nête père de famille, sans que le gou­verne­ment puisse avoir l’idée de venir lui chercher des poux dans la tête… Il est sûr que de la sorte il n’y aurait plus matière à scan­dale. Mais il n’y aurait plus de pièce non plus…

 

Inscrivez-vous à notre de lettre d’information

Que vous soyez Adhérent ou pas, vous souhaitez être infor­mé des activ­ités de la S.O.M. (con­férences, pub­li­ca­tions, etc.), inscrivez vous ici 

Merci, vous devrez toutefois activer votre abonnement en cliquant sur le lien du courriel de confirmation que vous avez reçu !

 

Mir­beau refuse naturelle­ment d’obtem­pér­er à ces oukazes absur­des, et décide de porter l’af­faire devant l’opin­ion, qui se divise en deux camps, celui des lib­ertés et celui de l’Or­dre Moral ; devant le gou­verne­ment Clemenceau, qui, divisé lui aus­si, à cause de la mol­lesse de Doumer­gue, nou­veau min­istre de l’In­struc­tion publique, refuse d’in­ter­venir offi­cielle­ment, tout en sou­tenant dis­crète­ment Mir­beau ; et devant la jus­tice qui, deux mois après avoir été saisie, donne rai­son aux auteurs, le 20 mai 1908. La pre­mière cham­bre civile de Paris recon­naît en effet que Claretie a bel et bien reçu la pièce sans con­di­tions, comme le prou­vent les dix-sept répéti­tions, et le con­damne à les repren­dre dans la quin­zaine suiv­ante, « sous une astreinte de cent francs par chaque jour de retard pen­dant un mois passé ». Vain­queur, Mir­beau se com­porte en grand seigneur : il renonce à exiger l’as­treinte, comme il a naguère renon­cé à exiger de Gui­t­ry le verse­ment du dédit auquel il avait droit, et il con­sent à reporter les répéti­tions au 15 octo­bre, quand Mau­rice de Féraudy, chargé de la mise en scène et du rôle de Biron, sera revenu d’une tournée en Amérique du sud.
Or Claretie n’a pas démis­sion­né, en dépit des pres­sions de tous bor­ds pour l’y con­train­dre. Ce qui entraîne une sit­u­a­tion cocasse et inédite : le voilà obligé de mon­ter une pièce qu’il abomine et de lui assur­er du suc­cès, pour ren­flouer les caiss­es de la Comédie qu’il a mis­es à mal par son obsti­na­tion, lors même qu’in pet­to il lui souhaite un cuisant échec, qui serait sa meilleure jus­ti­fi­ca­tion… Finale­ment, après quelques ultimes répéti­tions qui se déroulent devant des cen­taines de spec­ta­teurs attirés par l’odeur de scan­dale, la pre­mière a lieu le 8 décem­bre 1908, avec, dans le rôle de Courtin, un acteur engagé spé­ciale­ment pour cette occa­sion, Félix Huguenet, les deux pre­miers Courtin s’é­tant désistés : sit­u­a­tion égale­ment inédite.
Le suc­cès n’est pas à la hau­teur des espérances. La longue attente, le tapage fait dans la presse, les trop grands espoirs de la gauche dans la portée sub­ver­sive de l’oeu­vre, l’épou­vante de la droite devant cet éta­lage sac­rilège d’abom­i­na­tions, et toutes les con­sid­éra­tions extra-théâ­trales qui se sont dévelop­pées pen­dant des mois, tout cela prédis­po­sait mal le pub­lic et la cri­tique à juger sere­ine­ment de ce qui n’est, après tout, qu’une oeu­vre lit­téraire. Bref, la décep­tion est assez générale, et, en dépit d’un très péné­trant et élo­gieux arti­cle de Léon Blum dans Comæ­dia, on s’ac­corde à juger Le Foy­er inférieur aux Affaires. Pour comble de mal­heur, nom­bre de représen­ta­tions, à Paris, puis en province, lors des tournées Baret pen­dant l’hiv­er 1909 – notam­ment à Angers – sont per­tur­bées par des man­i­fes­ta­tions intem­pes­tives d’én­er­gumènes de l’ex­trême droite nation­al­iste et cléri­cale.
Pour­tant la pièce con­naî­tra un hon­nête suc­cès : 43 représen­ta­tions à la Comédie-Française – dont l’une bat le record des recettes — et ce, en dépit d’une pause d’un mois pour per­me­t­tre à Huguenet de répon­dre à un engage­ment antérieur. En province, 103 représen­ta­tions sont don­nées en 1909. Au total, quelque 34 000 francs de droits d’au­teur, que Mir­beau partage avec Thadée Natan­son, bien que celui-ci n’ait vis­i­ble­ment pas écrit une ligne de la pièce… A quoi il con­vient d’a­jouter des droits sur le texte imprimé — dans L’Il­lus­tra­tions et chez Fasquelle -, sur les tra­duc­tions, et sur les représen­ta­tions à l’é­tranger (notam­ment à Rome, où la pièce con­naît un demi-échec, et à Berlin, où elle ren­con­tre au con­traire un tri­om­phe dans une mise en scène de Rolf Rein­hardt ?). Par la suite, Le Foy­er sera repris en 1938 au Théâtre du Peu­ple, avec un vif suc­cès, puis en 1989 au Théâtre des Bouffes Parisiens, où il con­naî­tra un tri­om­phe, cha­cun s’ac­cor­dant à recon­naître son épous­tou­flante moder­nité.
Le Foy­er est une dénon­ci­a­tion de cette mys­ti­fi­ca­tion éhon­tée que con­stitue la pré­ten­due « char­ité », à laque­lle Mir­beau a déjà con­sacré une bonne ving­taine d’ar­ti­cles. Non seule­ment elle n’est le plus sou­vent qu’un battage pub­lic­i­taire ou qu’un pré­texte à fêtes dis­pendieuses pour mondaines blasées ; non seule­ment elle per­pétue la mis­ère au lieu d’y remédi­er, et entre­tient la pas­siv­ité et la soumis­sion des assistés, anesthésiés et émas­culés ; mais elle se fait aus­si bien sou­vent à son tour « l’ex­ploiteuse des mis­ères humaines ». Une oeu­vre « char­i­ta­ble » telle que « le Foy­er » n’est jamais qu’une entre­prise comme une autre, où les investis­seurs enten­dent bien réalis­er de juteux prof­its. Soit en détour­nant l’ar­gent col­lec­té auprès des par­ti­c­uliers ou des insti­tu­tions offi­cielles, comme le fait Courtin. Soit, comme va le faire l’hor­ri­ble Leri­ble, avec la béné­dic­tion de Biron, en sur­ex­ploitant sans scrupules une main d’œuvre gra­tu­ite et corvéable à mer­ci, que la mis­ère et la délin­quance livrent sur le marché de la « phil­an­thropie ».
Les orphe­lins, les enfants aban­don­nés, les ado­les­cents jetés sans ressources sur le pavé parisien sont des proies toutes trou­vées pour les Tartuffes de ce fructueux busi­ness. Sous pré­texte de leur offrir un « foy­er », on les empris­onne dans un véri­ta­ble bagne. Les con­di­tions matérielles y sont épou­vanta­bles (même le baron Courtin, le bon apôtre, est sincère­ment indigné quand il décou­vre une réal­ité quo­ti­di­enne qu’il ne voulait surtout pas voir). Sous pré­texte de for­ma­tion pro­fes­sion­nelle, on con­damne les ado­les­centes, à rai­son de douze heures par jour, à un tra­vail déqual­i­fié et sans avenir, exposé à tous les caprices de la mode. Et les fil­lettes sont soumis­es à une sur­veil­lance de tous les instants, à des humil­i­a­tions per­ma­nentes, à des brimades inhu­maines, et à l’ar­bi­traire de kapos enjupon­nés qui leur infli­gent toutes sortes de vio­lences morales, physiques et sex­uelles. ! . Comme les col­lèges des jésuites — tel celui de Vannes, où Mir­beau a passé qua­tre années d’« enfer 4 » — ces « foy­ers » sont des micro-sociétés total­i­taires, où les droits des enfants sont allè­gre­ment bafoués, avec la béné­dic­tion de l’Église (l’ab­bé Laroze), l’ap­pro­ba­tion du Cap­i­tal (Armand Biron), et la com­plic­ité du Pou­voir poli­tique (dont Arnaud Trip­i­er est l’émis­saire). Alors que tant d’autres préfèrent s’aveu­gler, ou prêchent la résig­na­tion sous pré­texte qu’on ne peut rien faire, Mir­beau, « l’im­pré­ca­teur au coeur fidèle », se scan­dalise de cette « nor­mal­ité » mon­strueuse et crim­inelle, et, au risque de devenir lui-même scan­daleux, ose le crier publique­ment sur la pre­mière scène de France.
Naturelle­ment, les bonne âmes n’ont pas man­qué de l’ac­cuser d’ex­agéra­tion et de sac­rilège. Or, au lende­main de la représen­ta­tion mou­ve­men­tée d’Angers, le scan­dale de la « mai­son mater­nelle » de Met­tray, en févri­er 1909, apporte une con­fir­ma­tion écla­tante des accu­sa­tions : à la suite du sui­cide d’un jeune pen­sion­naire, des pour­suites sont engagées con­tre le directeur, mais sont aban­don­nées sur inter­ven­tion de deux mem­bres de l’In­sti­tut et d’un séna­teur, tous admin­is­tra­teurs de ce bagne pour ado­les­cents immor­tal­isé par Jean Genet. Un quart de siè­cle plus tard, l’en­quête d’Alex­is Danan sur les ouvroirs « char­i­ta­bles » con­firmera que rien, ou presque, n’a changés. Et encore aujour­d’hui de mul­ti­ples faits divers nous rap­pel­lent presque quo­ti­di­en­nement que les enfants et ado­les­cents des deux sex­es con­tin­u­ent d’être des proies rêvées pour quan­tité d’adultes de tout poil, y com­pris en France… Le mes­sage de Mir­beau n’a, hélas ! rien per­du de son actu­al­ité.
On aurait tort pour­tant de ne voir dans Le Foy­er qu’une bonne action de salubrité sociale. C’est aus­si, et avant tout, une admirable comédie de moeurs et de car­ac­tères, par cer­tains aspects supérieure même à Les Affaires sont les affaires, que d’au­cuns pen­saient insur­pass­able. La pièce, après remaniements, appa­raît forte­ment con­stru­ite, et, une fois les don­nées du prob­lème dûment présen­tées et analysées, le dénoue­ment, si immoral et choquant qu’il paraisse aux « bien pen­sants », en est l’aboutisse­ment inéluctable. Le dia­logue est admirable de naturel et de sim­plic­ité, et four­mille, non pas de mots d’au­teur plaqués et arti­fi­ciels, mais de for­mules en sit­u­a­tion, qui révè­lent la nature pro­fonde des per­son­nages, en même temps qu’elles éclairent d’un jour nou­veau des faits de société aux­quels le spec­ta­teur préfère bien sou­vent ne pas penser. Par exem­ple : « le Foy­er », une façon de détourn­er les mineures »; « Le tra­vail, la mis­ère, ça abru­tit »; « Rien n’est cap­i­tal, pour le main­tien de l’or­dre, comme de taire le mal » ; « Il y a l’art de don­ner. Il y a aus­si l’art de se faire don­ner »; « On peut tout faire au nom de la char­ité » ; « La char­ité, rien de plus hygiénique » ; « Plus de pau­vres ! Mais c’est la fin du monde !» ; « Naturelle­ment, on ne prête jamais d’ar­gent à ceux qui en ont véri­ta­ble­ment besoin, ; » « On vit en tra­vail­lant… On ne s’en­ri­chit qu’en faisant tra­vailler les autres… », etc.
Surtout, et plus encore que dans Les Affaires, les trois per­son­nages prin­ci­paux, loin d’être des pan­tins tout d’une pièce, comme le soute­naient quelques cri­tiques aveu­gles et de par­ti pris, sont d’une com­plex­ité et d’une finesse que les spec­ta­teurs de 1989 ont enfin su appréci­er. Ils ne sont en eux mêmes, ni bons, ni mau­vais, mais, comme les per­son­nages de Dos­toïevs­ki, ils oscil­lent en per­ma­nence entre les pul­sions con­tra­dic­toire du Bien et du Mal qui les déchirent.
Ain­si, Courtin n’est pas seule­ment le sym­bole de la fausse char­ité comme Tartuffe est celui de la fausse dévo­tion, c’est avant tout un être vivant, doté de sen­ti­ments humains, tra­ver­sé de con­tra­dic­tions, odieux en tant que représen­tant hon­oré d’un ordre social injuste et hyp­ocrite, mais pitoy­able en tant qu’in­di­vidu pris dans un fatal engrenage et capa­ble de souf­frir sincère­ment. Il y a en lui un côté naïf, il a des scrupules, des hési­ta­tions, des réti­cences, des remords même. Il se laisse sou­vent emporter par de belles phras­es ron­flantes et finit par se duper lui-même, comme le con­state Biron. À sa façon, il est lui aus­si une vic­time. me faible bal­lot­tée en tous sens, il est vic­time de son orgueil, de son statut social qui pèse si lour­de­ment sur ses épaules, et surtout de ses préjugés de caste.
Thérèse Courtin, est encore plus pitoy­able­ment déchirée : entre une aspi­ra­tion vague à un idéal, à des principes moraux, à un sen­ti­ment amoureux « épuré du com­merce des sens », et une réal­ité sociale blessante et déce­vante. Elle a un côté « fleur bleue » : à l’in­star des grandes héroïnes roman­tiques, comme l’a juste­ment remar­qué Léon Blum“, elle aspire à être régénérée par l’amour, et elle s’imag­ine naïve­ment que le « sac­ri­fice » de son corps, qu’elle con­sent à son mari, et le « sac­ri­fice » de son amant, qu’elle fait à Biron, la puri­fieront et lui éviteront d’avoir rien à don­ner en échange du « sac­ri­fice » financier demandé à son ancien amant. Prise au piège, elle se débat mis­érable­ment, avec une con­science de son mal-être qui la situe fort loin de ces mondaines friv­o­les et déver­gondées dont, de par son statut social et ses liaisons adultères, elle présente toutes les apparences. Plus encore que Courtin, elle est une vic­time : vic­time d’une société patri­ar­cale, dans laque­lle la femme ne pos­sède qu’une richesse, son corps, dont la valeur fluctue selon la loi de l’of­fre et de la demande (avec l’amour frus­tré de Biron, elle monte au plus haut !), sans qu’elle ait jamais le droit d’en dis­pos­er libre­ment.
Quant au cynique Biron, qui, lui au moins, ne se laisse pas duper par les mots, il n’est pas un sim­ple sym­bole de la puis­sance de l’ar­gent, comme Isidore Lecht. Il est aus­si un être humain, capa­ble de souf­frir. Son talon d’Achille, c’est son amour bafoué pour Thérèse. Et sa faib­lesse est d’au­tant plus pitoy­able qu’il est vieux et ridicule, par exem­ple quand il tente dérisoire­ment « de répar­er des ans l’ir­ré­para­ble out­rage ». Le « sac­ri­fice » qu’à son tour il con­sent à Thérèse, en lui pro­posant d’embarquer aus­si d’Auber­val à bord de son yacht, n’est pas seule­ment amoral­ité ou provo­ca­tion. C’est surtout le seul moyen qui lui reste de sus­citer chez la femme aimée, à défaut d’un amour défunt depuis longtemps, du moins un peu de recon­nais­sance et d’ami­tié.
Allons plus loin. Ces faib­less­es, pro­pres aux trois per­son­nages prin­ci­paux, ne sont pas seule­ment un moyen d’in­di­vid­u­alis­er et d’hu­man­is­er des types. Elles con­stituent aus­si le véri­ta­ble ressort dra­ma­tique de la pièce. Plus encore que l’im­broglio politi­co-financier, ce sont elles qui expliquent et ren­dent inéluctable le dénoue­ment, sans qu’il soit néces­saire de recourir au Deus ex machi­na qui con­clu­ait Les Affaires.
Du même coup, alors que les faits bruts devraient faire détester ces per­son­nages sociale­ment si négat­ifs, et qui, dans la vie, seraient par­faite­ment odieux, « vous les quit­tez, en sor­tant du théâtre, sans les haïr », con­state André Del­hay en 1938. « Pourquoi ? C’est que leur méchanceté n’est qu’é­gare­ment et impuis­sance. C’est cela qui fait la grandeur de Mir­beau, cette prospec­tion du fond mis­érable de l’homme sous l’odieux du social ? ». Mal­heureuse­ment, Octave Mir­beau était trop engagé dans des luttes poli­tiques et esthé­tiques que les cri­tiques ne partageaient pas, et il était trop sys­té­ma­tique­ment éti­queté « écrivain out­ranci­er » — comme si n’é­tait pas « la vie qui exagère, et non ceux qui sont chargés de l’ex­primer », objectait-il(8) — pour que la majorité du pub­lic soit sen­si­ble à la com­plex­ité de ses per­son­nages. De même que, vingt ans plus tôt, les cri­tiques affec­taient de ne voir dans l’ab­bé Jules qu’un forcené, de même, ils ne veu­lent voir dans les per­son­nages du Foy­er que des car­i­ca­tures et des mar­i­on­nettes. C’est plus com­mode !
Un man­u­scrit auto­graphe du Foy­er fig­u­rait dans l’an­ci­enne col­lec­tion Sick­les, dis­per­sée en 1991. Il appar­tient aujour­d’hui à Jean-Claude Delauney. Un autre man­u­scrit, non auto­graphe, con­servé dans les archives de la Comédie-Française, com­porte des mod­i­fi­ca­tions de la main même de Mir­beau et présente, au dernier acte, de nom­breuses vari­antes par rap­port au texte défini­tif. Nous sig­nalons les prin­ci­pales en note. L’an­cien acte II, sup­primé à la représen­ta­tion, est repro­duit en annexe.

 

La pièce Pièce Le foy­er numérisée

PIERRE MICHEL

Notes
1. Cf. la presse du 7 octo­bre 1903.
2. Le dénoue­ment est d’au­tant plus choquant que d’au­cuns y ont vu des allu­sions aux infor­tunes con­ju­gales de Thadée Natan­son (cf. la note 18 de l’acte III).
3. Voir Le Figaro du 3 et du 14 décem­bre 1909.
4. Voir la pré­face des Let­tres à Alfred Bansard des Bois, Éd. du Limon, Mont­pel­li­er, 1989 ; et le chapitre II de la biogra­phie d’Oc­tave Mir­beau, loc. cit.
5. Alex­is Danan, Maisons de sup­plices, Paris, 1936. Il y reprend des reportages parus deux ans plus tôt dans Paris-soir.
6. Art. cit. 6. Art. cit.
8. « L’Ab­bé Cuir », Le Jour­nal, 16 mars 1902 (arti­cle recueil­li dans Com­bats esthé­tiques, loc. cit., t. II, p. 325).
314

« Impos­si­ble à la Comédie », clame Claretie, fort de son bon droit

Les affaires sont les affaires (1903)

Les affaires sont les affaires (1903)

Chef‑d’oeuvre théâ­tral de Mir­beau, Les Affaires sont les affaires a été créée le 20 avril 1903 à la Comédie-Française, au terme d’une longue bataille, avec un suc­cès qui né s’est jamais démen­ti lors des très nom­breuses repris­es de la pièce. En Alle­magne et en Russie, elle a con­nu égale­ment un triomphe

lire plus
Les mauvais bergers (1897)

Les mauvais bergers (1897)

Les Mau­vais berg­ers est un drame en cinq actes et en prose, créé le 14 décem­bre 1897 au théâtre de la Renais­sance, par Sarah Bern­hardt et Lucien Gui­t­ry, les deux plus grandes stars du théâtre de l’époque. Elle a paru en vol­ume chez Fasquelle en mars 1898

lire plus
Share This