Notes sur l’art (deuxième partie)

Nous con­tin­uons notre présen­ta­tion des Notes sur l’art que Mir­beau avait pub­liées entre 1884 et 1885. La mort d’un pein­tre autrichien Hans Makart lui sert de pré­texte non seule­ment pour com­menter, sans se laiss­er atten­drir par les cir­con­stances, les qual­ités artis­tiques de ses tableaux, mais aus­si pour réfléchir à la con­di­tion de l’art officiel.

Le texte a paru dans La France, le 10 octo­bre 1884.

Hans Makart

À Vienne, dès qu’on apprit que Makart venait de mourir, l’Académie des beaux-arts éteignit les torch­es de lumière. La ville fut en quelque sorte frap­pée de douleur et, tout entière, prit le deuil. Sur le pas­sage du con­voi funèbre, en plein midi, on alluma le gaz des rues. On eût dit qu’avec Makart mourait le génie de l’art autrichien et que plus jamais il ne renaî­trait de ses cen­dres froides et vénérées. Cette apothéose, sincère à Vienne, nous paraît à nous autres, à Paris, une véri­ta­ble mys­ti­fi­ca­tion. Makart a donc été enter­ré comme on enterre quelque chose de très illus­tre et de très offi­ciel. Ses obsèques nous repor­tent à celles de M. Thiers et de M. Gam­bet­ta, avec plus de voitures armoriées et plus d’archiducs.

J’aurais pour­tant rêvé, pour un artiste, une man­i­fes­ta­tion moins pom­peuse et plus vrai­ment touchante. Mais ce pein­tre n’était pas un artiste, ce n’était qu’un haut fonc­tion­naire, un min­istre et rien de plus. On le lui a fait bien voir.

Les gou­verne­ments – ces bureau­crates et ces paperassiers, ces vieux mani­aques chauves, à lunettes bleues, à toques grec­ques et à ronds de cuir – ont eu, de tout temps, l’étrange manie de pos­séder leurs pein­tres et leurs sculp­teurs à eux. Ils choi­sis­sent, pour tenir cette fonc­tion pure­ment offi­cielle, par­mi les médiocres, les myopes et les sou­ples, les gens qui passent pour « faire dis­tin­gué », sont inca­pables d’oublier une croix ou un bou­ton à l’habit d’un por­trait, et dont tout l’art con­siste à ren­dre minu­tieuse­ment toutes les broderies d’une tunique et toutes les fleurs tis­sées d’une étoffe.

On leur com­mande des tableaux, comme on com­mande à des sous-secré­taires d’État des rap­ports sur l’état des finances et la sit­u­a­tion de l’agriculture, en leur indi­quant les points pré­cis sur lesquels il faut appuy­er et ceux sur lesquels ils doivent gliss­er. Ces pein­tres ne sont, en réal­ité, que des instru­ments pas­sifs de pro­pa­gande gou­verne­men­tale et des per­son­nages poli­tiques. Ils vivent sans tal­ent dans l’amitié des puis­sants, dans l’amour des grandes dames, dans le respect des anticham­bres. Chardin, lui, avec son génie, se con­tentait de vivre par­mi les ébénistes. C’est pourquoi ils gag­nent de l’argent, ils sont grande­ment hon­orés de leur vivant et dans leur mort ; pourquoi aus­si nos musées pos­sè­dent, depuis Lebrun jusqu’à Win­ter­hal­ter en pas­sant par Horace Ver­net, toute une suite de ces éton­nants spéci­mens de pein­ture offi­cielle qui affli­gent la vue, trompent comme l’histoire, ennuient comme des discours.

Makart occu­pait glo­rieuse­ment cet emploi de pein­tre de gou­verne­ment, et toute son orig­i­nal­ité venait de ce que le gou­verne­ment qu’il représen­tait était le gou­verne­ment de l’Autriche. L’Autriche, c’est-à-dire un pays qui est à l’Allemagne ce que la Bel­gique est à la France : déca­dence et con­tre­façon. Vienne ! c’est-à-dire une ville sans art, sans lit­téra­ture, sans musique, sans philoso­phie, dont la renom­mée tient tout entière dans ses pâtis­series, ses bibelots de Klein, la beauté froide de ses femmes, la gourme hyp­ocrite de ses cor­rup­tions ; une ville qui se pâme aux opérettes de Strauss, acclame Mme Judic et valse sur les airs de Farhbach ; une ville où la mode est plus tyran­nique encore qu’à Paris, le chic plus guindé, les plaisirs plus futiles, l’engouement plus irréfléchi ; une ville où l’on voit pass­er dans les rues des petits sol­dats d’opéra-comique, grêles et pâles, acca­blés sous le poids de leur fusil, et qui vous don­nent la vision très nette des défaites anci­ennes et mal­heureuse­ment aus­si des défaites futures.

Vienne ado­rait Makart comme un dieu et Vienne avait rai­son, car per­son­ne plus que lui n’avait le sen­ti­ment, incon­scient et pour ain­si dire inné, de ses anémies, de ses futil­ités et de ses vices. C’était bien le pein­tre – ce pein­tre aux imag­i­na­tions folles et dépravées – qu’il fal­lait à cette société sans idéal et sans goût que remuent seule­ment les bru­tal­ités des déco­ra­tions tapis­sières, les déca­dences de la chair mor­bide et des nudités impures. Toute l’œuvre de Makart – que ses admi­ra­teurs ont com­paré sérieuse­ment et sans penser qu’ils com­met­taient un sac­rilège à l’œuvre divine du divin Titien – a chan­té, célébré sur tous les tons de… bitume ce détraque­ment du goût, cette per­ver­sion des sen­su­al­ités qui se cherchent, non point avec la souf­france exas­pérée et inquiète de Baude­laire, mais avec le vir­tu­o­sisme de débauche grossière et très naïve d’un Cat­ulle Mendès. Car c’est une chose digne de remar­que, qu’au fond des lubric­ités de tous ces faux sadistes, on retrou­ve des naïvetés éton­nantes et sottes, et que leurs dépra­va­tions ne sont, en réal­ité, que les grossisse­ments con­fus des rêves au-delà du pos­si­ble qui hantent l’esprit des col­légiens et des soli­taires. La Peste de Flo­rence, ce tableau pure­ment obscène, où l’on voit les pes­tiférés mourir dans les enlace­ments de la chair, atteste la vérité de ce que je viens de dire, et fixe, pour le psy­cho­logue, le trou­ble cérébral dans lequel se débat­tait l’idéal malade et attaqué aux moelles de Makart ! Cela ne viendrait à l’idée d’aucun artiste – fût-il roman­tique et macabre – de faire de la mort, de la mort mau­dite et puante, de la mort qui tord les lèvres en une gri­mace hor­ri­ble d’agonie, l’épopée des volup­tés enflam­mées et des délires amoureux. Il en est de même de ces pro­jets d’architectures baby­loni­ennes et incon­structibles aux­quels Makart tra­vail­lait, dans les derniers temps de sa vie, et où l’on voy­ait rosaces bâties de pier­res pré­cieuses, et courir le long des fris­es des fes­tons de dia­mants et de perles.

Inca­pable de saisir et d’étreindre dans une for­mule d’art nette et vivante la moin­dre par­celle de vérité humaine, flot­tant sans cesse dans le vague, pour­suivi par des inspi­ra­tions indéfinies, il était tombé, comme tous les impuis­sants de son espèce, dans le chimérique et le démesuré, dans le rêve inas­sou­vi et bes­tial de la chair et de la pierre. Makart était venu trop tard en ce monde. On le com­prendrait mieux encore, ayant vécu du temps de Néron et s’étant fait l’instrument des con­cep­tions artis­tiques de cet empereur extrav­a­gant et cabotin. Peut-être l’immen­sité de la folie de Néron et l’immensité de son pou­voir eussent-elles pu don­ner un corps aux irréal­is­ables aspi­ra­tions de Makart.

Il ne con­vient pas d’insister sur un pein­tre, dont on a inhumé la gloire en même temps que le cadavre, et qui ne vivra plus, même pour son pays qui l’a hon­oré par d’aussi splen­dides funérailles – funérailles de l’artiste à jamais éteint et de l’homme mort à jamais. Je veux seule­ment con­stater que tout le monde est d’accord pour refuser à Makart des qual­ités de dessi­na­teur. Mais cha­cun dit de lui, tant la rou­tine est grande et le préjugé per­sis­tant : « Quel col­oriste ! » Pour la plu­part des gens, et pour la général­ité des cri­tiques, un col­oriste est un mon­sieur qui, sur un fond som­bre de bitume, étale des couleurs écla­tantes et heurtées. Ça n’est pas plus dif­fi­cile et tous peu­vent être, à ce compte, des col­oristes. Met­tez du ver­mil­lon, à côté du ver­mil­lon du bleu, à côté du bleu du jaune, à côté du jaune du vert, sans qu’aucune de ces couleurs soient reliées entre elles, vous passerez aus­sitôt pour un mer­veilleux coloriste.

Makart a été ce col­oriste, mais il n’a pas été le col­oriste, le vrai, le seul, celui qui se préoc­cupe de l’harmonie des tons, qui pose ses valeurs d’une façon juste, qui fait gris quand la lumière est grise, rose quand elle est rose, qui est logique enfin avec la nature, la lumière, l’air ambiant, qui n’éclaire pas ses femmes nues avec des pro­jec­tions élec­triques et qui ne fait pas ressem­bler les draperies à des flammes ruis­se­lantes et qui se tordent.

Le col­oriste, chez Makart, valait le dessi­na­teur, et l’artiste valait le reste. Ce n’est pas beau­coup pour le génie humain, mais Vienne s’en con­tentait. On lui dressera peut-être une stat­ue sur le Ring, ou au Prater, avec des pâtis­series et des bibelots de Klein sculp­tés sur le socle et, aux jours des anniver­saires, les dames peu vêtues de l’Entrée de Charles-Quint à Anvers vien­dront peut-être danser autour de son mar­bre des valses de Strauss et des polkas tzi­ganes. Il faut respecter toutes les erreurs sincères.

Octave Mir­beau, « Notes sur l’art », La France, 10 octo­bre 1884

Lien vers l’image :

Hans Makart, L’Entrée de Charles-Quint à Anvers (1878), huile sur toile, Kun­sthalle de Hambourg :

https://en.wikipedia.org/wiki/Hans_Makart#/media/File:Makart_hans_der_einzug_karls_v_in_antwerpen.jpg

Texte d'Octave Mirbeau présenté par Anita Staroń

Texte d’Octave Mirbeau présenté par Anita Staroń

Uni­ver­sité de Łódź & vice-prési­dente de la SOM

Ani­ta Staroń, HDR, enseigne la lit­téra­ture française à l’Institut d’Études Romanes de l’Université de Łódź. Son domaine de recherch­es est le roman français de la fin du XIXe et du début du XXe siè­cle, avec un intérêt par­ti­c­uli­er pour l’œuvre d’Octave Mir­beau et de Rachilde. C’est à ces deux auteurs que sont con­sacrés ses mono­gra­phies : L’art romanesque d’Octave Mir­beau. Thèmes et tech­niques, Wydawnict­wo Uni­w­er­syte­tu Łódzkiego, Łódź 2013 et Au car­refour des esthé­tiques. Rachilde et son écri­t­ure romanesque. 1880–1913, Wydawnict­wo Uni­w­er­syte­tu Łódzkiego, Łódź 2015.

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