Notes sur l’art (première partie)

On con­naît la plume de Mir­beau, capa­ble d’émouvoir, de boule­vers­er, mais aus­si de faire rire aux éclats. On sait aus­si com­bi­en il par­tic­i­pait à toute actu­al­ité de son époque, poli­tique, sociale ou cul­turelle, qu’il com­men­tait dans son style impa­ra­ble. Ses textes sur l’art sont l’un des domaines dans lesquels il a fait preuve de véri­ta­ble maîtrise, unis­sant une rhé­torique habile à des con­nais­sances solides. Nous pro­posons de revenir à ces chroniques, qui révè­lent des juge­ments, restés val­ables, sur les artistes de l’époque. Relisons, pour com­mencer, son pre­mier cycle de chroniques, pub­lié en 1884 et 1885. Voici le pre­mier morceau, pub­lié le 3 octo­bre 1884 au quo­ti­di­en La France.

Une col­lec­tion particulière

M. Georges Petit inau­gure dans ses salons de la rue de Sèze, sous pré­texte de phil­an­thropie, un nou­veau sys­tème d’ex­po­si­tions de tableaux, lequel con­siste à expos­er des col­lec­tions par­ti­c­ulières. Je pense que tout le monde y trou­vera son compte, M. Petit, le pub­lic et peut-être même la phil­an­thropie. En tout cas, l’idée est intéres­sante et ne doit pas man­quer d’en­cour­age­ments. Elle nous per­met de revoir, à des âges dif­férents et sous des impres­sions de vie plus désen­chan­tées et plus froides, des œuvres qui jadis pas­sion­nèrent ou dont on se moqua, des œuvres qu’on con­nait peu d’ailleurs, bien qu’on en par­le beau­coup, et qui se cachent en ces pris­ons de l’art qu’on appelle des galeries de tableaux, per­pétuelle­ment con­damnées à l’indifférence jalouse de ceux qui les pos­sè­dent. Elle nous per­met surtout de suiv­re, avec l’inquiétude qui est au fond de notre vie, les évo­lu­tions et les révo­lu­tions du goût à tra­vers les idéals changeants et les édu­ca­tions nou­velles : chûtes par­fois pour ceux qui furent des grands et qui habitèrent les Pan­théons, et par­fois aus­si apothéos­es pour ceux qui furent des petits et qui restèrent accroupis, comme des men­di­ants iné­coutés, sur le seuil ferme de la Postérité.

« Qu’est donc dev­enue, écrivait X. Doudan, cette fleur de beauté qui, au com­mence­ment du siè­cle, par exem­ple, resplendis­sait sur des œuvres d’art, sur des ouvrages d’imagination qui ne dis­ent plus rien à notre esprit ? Où sont les jours où l’œil ému cher­chait au fond du tableau de David, der­rière les Ther­mopy­les, l’armée des Pers­es qui s’a­vance ?… À cette heure, les fig­ures de ce grand drame ont pris quelque chose de terne et de glacé. Il sem­ble qu’un sor­tilège ait dépouil­lé ces nobles images de ce qui les rendait si pathétiques.

« C’en est fait aus­si, les fleurs de mag­no­lia qui bril­laient dans la chevelure d’Atala morte, ces fleurs sont flétries. On n’en­tend plus dans la val­lée tous les bruits de la nature qui s’éveille, l’heure où Ata­la va être mise au tombeau. Lit­téra­ture, beaux-arts, tout a pris les teintes de la vétusté, comme si la pen­sée de l’homme se cou­vrait, ain­si que les mon­u­ments de nos cités, de la rouille du Temps. »

Je pense avec Doudan, que chaque temps, chaque moment même a ses inter­prètes, qui dis­ent, avec plus de net­teté ou de vivac­ité, ou de vigueur, ce que tout le monde sent con­fusé­ment ; ils trans­for­ment en pen­sées intel­li­gi­bles les aspi­ra­tions de la foule ; et, en lui repro­duisant, avec les séduc­tions du tal­ent, ce qui l’agitait sour­de­ment, ils don­nent plus de force à ces instincts nou­veaux, et ils ajoutent encore la par­tie com­mu­ni­ca­ble de leur orig­i­nal­ité per­son­nelle, qui passe dans la foule et devient com­mune à tous, par une cer­taine loi de con­ta­gion que subis­sent les intel­li­gences. « Mais, ces inter­prètes sont de deux ordres : les uns ne lais­seront que peu ou point de renom­mée après eux ; les autres sont ces grands hommes qui sont les grandes images de la vie et mar­quent, comme des stat­ues mag­nifiques, les routes de l’humanité et toute la suite de son progrès. »

La vis­ite que je viens de faire à l’exposition de la col­lec­tion de Mme de Cassin m’a prou­vé com­bi­en étaient justes et pro­fondes ces réflex­ions et com­bi­en peu de choses il restera d’Hen­ri Reg­nault et de For­tuny, par exem­ple, ces vir­tu­os­es sans âme, tan­dis que Corot et Delacroix – ces génies d’une sen­si­bil­ité et d’une vision dif­férem­ment souf­fertes – retrou­veront, à mesure que les siè­cles vieil­liront et dis­paraîtront, plus de gloire, plus de jeunesse, plus d’immortalité.

Cette col­lec­tion, ou l’on compte cinquante-deux tableaux, dénote chez celle qui l’a rassem­blée, un choix sinon tou­jours logique, au moins sou­vent curieux et qu’on n’at­tendait pas d’une femme dont ce n’est pas le méti­er d’aimer les arts, et moins encore de les com­pren­dre. Je regrette seule­ment de n’y voir fig­ur­er aucun dessin – le dessin, ce goût plus déli­cat, plus dis­tin­gué, plus intime, plus artiste que celui du tableau, ce goût qui vous fait pénétr­er davan­tage dans l’âme du pein­tre et vous en donne en quelque sorte la syn­thèse. Mais qui aime le dessin de l’amour qu’il faut à ces mys­tères de l’intelligence humaine ?

Il m’est impos­si­ble, dans le cadre étroit de cet arti­cle, d’é­tudi­er comme il con­viendrait ces cinquante-deux tableaux, lesquels, à l’exception de ceux de M. Bon­nat, qui sem­blent mis là par char­ité, ont tous leur his­toire écrite et leur célébrité classée, non point défini­tive­ment, je l’espère. Je veux seule­ment, avant d’arriver à la Salomé d’Hen­ri Reg­nault, et au Mariage de For­tuny, qui sont l’effet atten­du et, pour par­ler comme M. Coquelin, le clou de cette expo­si­tion, dire deux mots très brefs des œuvres qui ont paru fix­er plus par­ti­c­ulière­ment les admi­ra­tions de la cri­tique, du pub­lic et de l’annonce, celle-ci por­tant ceux-là.

J’ai revu l’admirable Christ à la paille de Rubens ; le por­trait d’une jeune fille de Rem­brandt, d’un faire indéfiniss­able ; des Meis­sonier, comme tou­jours, puérils et secs, si secs qu’ils brû­lent par­fois ; un joli Stevens, devant lequel on se demande, en regar­dant la femme qui rêve sous un arbre, si c’est le paysage qui nuit à la femme, ou la femme qui nuit au paysage ; le superbe et satanique Mas­sacre de l’évêque de Liège, un des tableaux les plus enflam­més d’in­spi­ra­tion et les plus com­plète­ment beaux de Delacroix ; le Vieux Men­di­ant de Ribot, qui se com­pose, ain­si que tous les Ribot, d’un nez tout seul sor­tant de l’ombre, comme une pomme de terre d’un noir ter­reau ; un por­trait de femme déli­cieux et sug­ges­tif de Ricard, Ricard presque aus­si incon­nu que Stend­hal et qui, comme lui, vous donne des sen­sa­tions de vie pro­fonde en un style implaca­ble et tranquille.

J’ai revu l’Allée des Châ­taig­niers, de Théodore Rousseau, dont on dit com­muné­ment quelle vaut trois cent mille francs. Ce qui n’empêche pas qu’on ne saura jamais par quel bout la pren­dre, ni de quel côté la regarder. Elle a pris des tons de vieil aca­jou, cette toile célèbre et luisante comme un buf­fet. On dirait, avec ses empâte­ments énormes et lourds de cire à cacheter que trouent des coups de jour vio­lents, d’un bas-relief représen­tant des rangées d’armoires à glace. On s’é­tonne vrai­ment qu’à côté de cette fugue d’un roman­tisme exces­sif et si en dehors de la nature, il ait mis, le grand artiste, tant de tran­quil­lité, de sérénité et de sincérité dans cette Chaîne des Alpes, géométrique et sèche comme de la topogra­phie, immense et sub­lime comme l’ennui.

J’ai revu surtout La Vague de Courbet, et Le Lac, de Corot, si clair, si léger, si fris­son­nant dans sa brume mati­nale qu’il éteint tout ce qui l’entoure, et qu’on ne voit que lui, et auprès de qui La Mare, de Jules Dupré, sem­ble d’un art aus­si inférieur que les paysans qui ornent les devants de chem­inée des auberges de vil­lage. On peut dire que cette expo­si­tion est le véri­ta­ble hom­mage à Corot, plus véri­ta­ble en vérité que les dis­cours, à Ville‑d’Avray, de M. Claretie, et les Trouille­bert de M. A. Dumas. Mais le pub­lic passe, jetant à peine un coup d’œil et le voici qui, par mass­es pro­fondes, se bous­cu­lant, vient bouche bée, s’ex­tasi­er devant la Salomé.

La Salomé ! Eh bien, par­lons-en de la Salomé qui fit tant de bruit et causa tant de dis­putes. Où cha­cun, on ne sait pourquoi, décou­vrit des audaces non pareilles et crut voir se révéler un art mag­nifique et nou­veau. Tout cela, à cause d’un fond jaune pâle, sur lequel une tête de femme, plate et mal peignée, se détachait crûment.

Le dessin est vul­gaire, sans accent, sans émo­tion, sans intérêt, un dessin d’élève appliqué et rien de plus. Il est trop com­préhen­si­ble et par con­séquent il arrive à la banal­ité la plus com­plète. Le ton est cri­ard, heurté, sans liai­son entre les valeurs, sans recherche d’harmonie et de vérité. Cette Salomé, com­mencée à Rome, avec des influ­ences académiques, n’est pas autre chose qu’une nymphe, vilaine et grossière, mais une nymphe d’école, cos­tumée en mau­resque, avec tous les détails con­venus de bric à brac d’Orient et de ver­ro­terie du Palais Roy­al. Ce n’est ni pire ni meilleur que du Ben­jamin Con­stant : même vision, même âme, même main, même préoc­cu­pa­tion de l’effet théâ­tral. En somme, Hen­ri Reg­nault était un excel­lent élève de Cabanel, et rien qu’un pein­tre bour­geois, plein de bour­geois­es audaces et fait pour éton­ner les bour­geois qu’enivrent encore les pastilles du sérail, et qui se déguisent en Turc pour aller au bal masqué.

Quant à For­tuny, dont le Mariage espag­nol réu­nit tous les suf­frages du pub­lic, sans doute parce que M. Petit a eu l’ingénieuse idée de drap­er de velours rouge cette toute petite fille – c’est une autre affaire et une autre sur­prise. For­tuny pos­sède incon­testable­ment un grand tal­ent, c’est-à-dire qu’il a une prodigieuse habileté de main qui décon­certe et ressem­ble beau­coup à la pres­tidig­i­ta­tion du tal­ent. Mais, tan­dis que la main exé­cute des choses évidem­ment jolies, tou­jours éblouis­santes et jamais sim­ples, l’âme reste immo­bile et froide. C’est un « ouvri­er », ce n’est pas un artiste. Il voit tout en ras­taquouère ; il fait sur­gir des choses vivantes et des choses mortes ce qui brille et ce qui aveu­gle. De même qu’un agent chim­ique décom­pose un corps et pré­cip­ite au fond de l’éprouvette des par­celles d’ob­jets restes invis­i­bles, de même l’œil de For­tuny décom­pose la vie et ne retient que les menus détails qu’on n’y aperçoit pas. Dans une main, il ne voit que la bague ; dans un homme, il ne ver­ra sou­vent que la cra­vate ou la chaîne de mon­tre ou la garde ciselée de l’épée. On dirait qu’il peint exclu­sive­ment pour les petits hôtels des Champs-Élysées, et pour flat­ter l’instinct des élé­gants rich­es de Cuba ou du Brésil. Il fait revivre des défro­ques et nulle­ment les êtres qu’il fige sous ces défro­ques toutes dérobées au pail­lon des opéras comiques, des opérettes et des féeries. Les moin­dres dessins de Boil­ly ou de Debu­court, par exem­ple, en dis­ent bien davan­tage, sur une mode qui a passé, que toute l’œuvre de For­tuny. Il a trop d’e­sprit et pas assez de sen­si­bil­ité, et rien ne me parait odieux en pein­ture, comme la recherche du mot, de la nou­velle à la main, du calem­bour. Et puis ses toiles péta­radent dans tous les sens ; aucun endroit en cette débauche de couleur pail­letante, ou l’œil puisse se repos­er. Cela roule, danse, agace, énerve comme des bruits de castagnettes.

Le Mariage espag­nol est peut-être le tableau ou For­tuny a accu­mulé, comme à plaisir, le plus de ses défauts et aus­si le plus de ses qual­ités. Il est mal com­posé en ce sens qu’on pour­rait découper, dans ce seul tableau de genre et sans nuire au sujet prin­ci­pal, qua­tre petits tableaux de genre qui n’ont entre eux aucun lien – un recueil d’anecdotes détachées comme vous voyez. On y chercherait vaine­ment une préoc­cu­pa­tion des valeurs, une sci­ence même des valeurs ; le groupe des femmes du milieu, avec leurs toi­lettes claires, au lieu de sor­tir du fond som­bre et tout orné d’une archi­tec­ture tara­bis­cotée et tour­men­tée, entre vio­lem­ment dans la toile et fait un trou, comme un coup de poing.

On y chercherait vaine­ment aus­si de la logique dans le dessin : toutes les femmes ont la même bouche glacée dans le même sourire, plis­sée dans la même moue et cinglant du même rouge écar­late ; tous les per­son­nages ont la même main, une main lourde et morte, une main sans pen­sée et sans volon­té – la main, cette chose vivante et par­lante partout, cette sec­onde âme, ce sec­ond cerveau de l’homme, dans laque­lle les grands artistes met­tent sou­vent toute l’émotion, toute la souf­france et tout l’amour!

Mal­gré ces défauts cap­i­taux, il faut recon­naître que ce tableau est d’un charme bes­tial et gai, d’une séduc­tion pure­ment objec­tive, qui ne dis­ent rien à l’esprit, mais qui réjouis­sent l’œil un instant, comme dans les féeries et les bal­lets, ces paysages enflam­més de lumières fauss­es qui tout à coup écla­tent et vous éblouis­sent avant que vous ayez eu le temps de réfléchir. Mais c’est à pro­pos de For­tuny qu’il con­vient de citer cette mag­nifique, sere­ine et résignée pen­sée de M. Ingres qui, lui, « savait ce que c’était » :

« Les chefs‑d’œuvre n’éblouis­sent pas, ils persuadent. »

Octave Mir­beau, « Notes sur l’art », La France, 3 octo­bre 1884

Texte d'Octave Mirbeau présenté par Anita Staroń

Texte d’Octave Mirbeau présenté par Anita Staroń

Uni­ver­sité de Łódź & vice-prési­dente de la SOM

Ani­ta Staroń, HDR, enseigne la lit­téra­ture française à l’Institut d’Études Romanes de l’Université de Łódź. Son domaine de recherch­es est le roman français de la fin du XIXe et du début du XXe siè­cle, avec un intérêt par­ti­c­uli­er pour l’œuvre d’Octave Mir­beau et de Rachilde. C’est à ces deux auteurs que sont con­sacrés ses mono­gra­phies : L’art romanesque d’Octave Mir­beau. Thèmes et tech­niques, Wydawnict­wo Uni­w­er­syte­tu Łódzkiego, Łódź 2013 et Au car­refour des esthé­tiques. Rachilde et son écri­t­ure romanesque. 1880–1913, Wydawnict­wo Uni­w­er­syte­tu Łódzkiego, Łódź 2015.

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