Cinquième note sur l’art : Puvis de Chavannes
Cette chronique, qui ouvre le cycle des présentations d’artistes que Mirbeau perçoit comme des génies de la peinture contemporaine, est consacrée à Pierre Puvis de Chavannes, peintre allégorique, « doux et grand poète ». À lire notamment de très belles observations sur le Beau et sa définition impossible, à l’encontre de l’enseignement sclérosé des écoles d’art.
Puvis de Chavannes
En art, il faut être ou tout à fait dans la contemporanéité, ou tout à fait en dehors d’elle. Il faut exprimer la vie que nous voyons, telle que nous la voyons crûment, violemment, avec la disproportion de ses formes, l’exagération de ses grimaces et de ses grâces maladives, comme l’a fait Manet, ou bien il faut la créer, de toutes pièces, en notre imagination, et vivre dans le rêve pur, le rêve abstrait et charmant où l’humanité se décolore et se volatilise, comme l’a fait Puvis de Chavannes. Il n’y a pas de catégories intermédiaires, et c’est là, dans ces compromissions entre l’idéal et la vérité, que vient s’échouer, impuissante, la grande médiocrité moderne. Ceux qui veulent apprendre quelque chose en peinture, les fabricants de thèses pour académies, les ressusciteurs d’histoire, les bibelotiers, les costumiers, les collectionneurs, les annotateurs et les commentateurs font œuvre vaine et qui doit périr.
Nous recevons, dès en naissant, une éducation du Beau, toujours la même, comme si le Beau s’apprenait ainsi que la grammaire, et comme s’il existait un Beau plus Beau, un Beau vrai, un Beau unique ; comme si le Beau n’était pas la faculté, toute personnelle, et par conséquent différente à chacun de nous, de ressentir des impressions et de les fixer, arrachées aux vérités de la vie et aux mystères du rêve, sur la toile, dans de la pierre, en un livre. Dans nos écoles d’art, où la routine et le préjugé sont installés en des chaires de professeurs, où l’on s’évertue à briser, dans les vieux moules des théories imbéciles et des formules surannées, le génie individuel, et à détruire cette émanation subtile et mystérieuse, cette expansion libre du cerveau et de l’âme qui fait l’artiste, on nous montre encore, comme l’unique expression du Beau, imposée aux jeunes gens au travers des siècles, par toute une suite d’entêtements irréfléchis, l’Apollon du Belvédère ou quelque autre morceau de l’antiquité grecque. Quoi que nous fassions et quoi que nous voyions, c’est cette forme et c’est cette ligne que nous devons reproduire partout en nos conceptions ; il ne nous est pas permis de casser ces formes et de plier ces lignes, sous la pression d’une idée personnelle ou d’une vision particulière. Et si nous habillons un torse en voyou, en général, ou en académicien, c’est cette forme type qui transparaîtra sous les plis de l’étoffe, pour bien prouver sans doute qu’il n’existe qu’une vérité dans le dessin, qu’une vérité dans la couleur, une vérité unique dans cette chose fourmillante et changeante, mobile et variée, sans cesse nouvelle et sans cesse renaissante, qui est la vie. Étudiez les peintres modernes, qui ont la prétention de travailler dans le moderne, comme on dit, et voyez si, sous le chapeau à plumes et la robe à pouf de la Parisienne qu’ils croient représenter, si, sous les guenilles des mendiants, si, sous le jupon court des paysannes ne se cachent pas des corps appris et toujours dessinés de nymphes, de Minerves et de Junons, souvenirs obsesseurs de l’éducation du Beau dont ils ne pourront jamais se débarrasser. Ce sont seulement – hélas bien rares – ceux qui ont eu assez de logique, assez de courage, assez d’intelligence, assez de personnalité et de révolte pour rejeter bien loin ces théories mortelles à l’art, qui sont les vrais artistes ; les autres ne sont rien, pas même des photographes ; des camelots, tout au plus.
Ce qui m’émeut profondément dans Puvis de Chavannes, c’est que ce grand artiste, qui est aussi un grand poète, n’est d’aucun temps, d’aucune école, d’aucune coterie et d’aucune routine. Il me fait l’effet d’un attardé en cette époque de civilisation à la vapeur et de préjugés persistants : attardé ou réminiscent, je ne sais au juste ; attardé aux poésies latentes et non révélées, ou réminiscent des paradis perdus ? Autour de lui, le siècle marche, gronde, se hâte et s’essouffle ; il ne le voit, ni ne l’entend. Pareil à un solitaire qui est allé chercher dans une thébaïde l’oubli de la vie, il s’est renfermé, en quelque sorte abstrait, en un rêve magnifique que domine l’idéal, et où la sensibilité humaine, pourtant, passe et frémit tristement comme une grande et lente palpitation d’ailes dans l’azur. Il voit en dedans ; il voit des êtres et des choses qui semblent n’avoir appartenu à aucun temps et ne se dégage d’aucun souvenir commun, mais qui s’illuminent d’un reflet grandiose d’humanité, s’éclairent vivement et deviennent compréhensibles, lisibles, comme tous les hommes, toutes les natures, toutes les harmonies, toutes les chimères sur lesquels l’art est venu poser, ainsi que des rayons révélateurs, ses blanches et divines lumières.
Je crois qu’aucun artiste contemporain n’a donné en son œuvre, quelle qu’elle soit, tableau, statue, symphonie, une plus haute, plus noble et plus impérissable expression d’art que Puvis de Chavannes. C’est évidemment ce que notre temps a produit de plus élevé, de plus sincère, de plus simple, et aussi de plus fort. L’inspiration, toujours égale à elle-même, calme et sereine, coule avec la puissance et la majesté d’un grand fleuve. Nul effort de pensée, nulle torture d’imagination, nulle crispation de la forme cherchée, nulle prestidigitation de l’effet et de la mise en scène. On se sent saisi d’émotion, d’enchantement, et de respect presque religieux devant ses tableaux comme devant un monde inconnu qui, tout d’un coup, se dévoilerait à vous. Les êtres humains y semblent peints comme des âmes – et ce sont pourtant des hommes et des femmes, avec leur anatomie implacable, leur sensibilité propre, leurs mouvements naturels – et, les paysages, d’une synthèse extraordinaire, s’adaptent merveilleusement à ces êtres de pure essence, des paysages recueillis, apaisés, mystérieux, où fleurissent au bout de longues tiges grêles, sur des sols tranquilles que ne bouleverse aucune fermentation, de petites fleurettes délicieuses ; des paysages tels que ceux que les dieux hantent et qu’habitent des Vierges. Vous vous souvenez du Bois sacré, cette superbe décoration qui eût dû faire pousser des cris d’enthousiasme, et devant laquelle on s’arrêtait hésitant, ne sachant pas si on devait admirer ou bien s’il fallait rire de ce val fermé par un rideau d’arbres aux feuilles argentées et tremblantes, de ce lac où le ciel, qu’on ne voyait pas, se reflétait comme une plaque d’or, de ces muses toutes blanches, éparses parmi les fleurs, et de ces deux femmes qui s’élèvent d’un vol horizontal, presque au ras de la terre, non pour quitter ce lieu enchanté, mais pour s’aller reposer plus loin, comme font les mouettes sur les grèves. Le public ne savait pas, tant est incertaine son impression, tant est grande son ignorance des œuvres qui ne sont pas banales et qui ne correspondent ni à son sentiment d’attendrissement stupide, ni à ses instincts de férocité inconsciente. Le Bois sacré, dans lequel, avec le Ludus pro patria, les fresques du Panthéon et la série de ces petits tableaux, le Pauvre Pêcheur, L’Enfant prodigue, le Doux pays, d’une suggestion intense et rare, Puvis de Chavannes s’est absolument dégagé de l’influence de Raphaël, pour devenir lui-même, c’est-à-dire un maître unique, glorieux, qui vivra tant que vivra l’art et qui sera l’honneur de notre temps.
N’est-ce pas chez ce doux et grand poète qu’il faut aller chercher toujours les plus nobles inspirations, et quel est celui parmi les artistes d’aujourd’hui qui nous ait donné, après les désastres de 1870, une consolation plus profonde, une sorte d’espoir attendri et souriant, plein de mélancolies, mais aussi plein d’au-delà, comme est l’espoir ? Je la revois, cette Espérance devant laquelle s’amassèrent, pour la ridiculiser, la tourbe des critiques et la foule qui ne respecte rien, et qui crache, ainsi que dit Goncourt, sur la majesté des bêtes et la royauté des lions, aussi bien que sur le rêve des vierges et la douleur des veuves, je la revois si frêle, si belle, si blanche qu’on eût cru que sa robe eût été taillée dans de la pierre, je la revois qui semblait glisser, comme un ange venu du ciel sur la terre, où se dressaient des croix noires, et qui nous apportait, en sa main, le rameau de chêne.
Mon intention n’est pas d’étudier l’œuvre déjà considérable de Puvis de Chavannes et dispersée dans plusieurs musées de France. Cette étude qu’il me plairait de faire ne peut rentrer, malheureusement, dans le cadre étroit de ces articles. Il y faudrait des développements que je ne puis leur donner. Mais je n’étonnerai personne en disant qu’aucun amateur n’a pensé à enrichir son hôtel, ou son château, d’une décoration de Puvis de Chavannes, qui est, ainsi que le proclame bien haut La Légende de Saint-Loup et de Sainte-Geneviève, le premier peintre de fresques de cette époque et le seul qui ait su identifier admirablement la peinture avec la pierre. D’ailleurs, c’est justice, et je ne vois pas bien ce que des banquiers, qui continuent à payer des millions pour les Meissonier, pourraient voir dans ces hautes spéculations de l’art et quelles joies profondes elles leur donneraient. On peut, dans ce monde où l’on a le goût de l’argent, mais où l’argent se venge en n’ayant jamais le goût de l’art, préférer Cabanel, Jean-Paul Laurens qui fait de l’histoire comme Henri Martin faisait de la peinture, on peut même préférer Flandrin qui leur était bien supérieur, mais qui n’était qu’un reflet affaibli d’Ingres, cela n’empêchera pas Puvis de Chavannes de rester un noble et grand artiste et tous les millions de la terre ne prévaudront pas contre cela.
Il aura eu cet honneur de ramener la peinture à des hauteurs idéales, d’où l’acharnement du public qui va aux succès de la vogue et la bêtise officielle et d’école voudraient la précipiter, et tous ceux qui ont souci des destinées de l’art lui en gardent une profonde reconnaissance.
Bien qu’il ne soit plus de mode d’aller rire indécemment devant ses tableaux, il est bien certain qu’on ne le comprend pas encore ; car si on le comprenait, il serait le peintre le plus fêté, le plus acclamé, le plus riche de son temps ; il serait de son vivant ce que la postérité le fera, alors que la mort l’aura, depuis longtemps, couché dans le cercueil.
Est-ce une chose triste qu’il faille toujours que plusieurs siècles passent sur une œuvre comme celle-là, pour le classer au rang qu’il faut, et que dans ces temps de démocratie, surtout, les artistes ne doivent presque jamais connaître la gloire dont ils illumineront l’humanité.
La France, 8 novembre 1884
Lien vers l’image:
Puvis de Chavannes, Le Cidre, 1864, https://www.metmuseum.org/art/collection/search/437345
Texte d’Octave Mirbeau présenté par Anita Staroń
Université de Łódź & vice-présidente de la SOM
Anita Staroń, HDR, enseigne la littérature française à l’Institut d’Études Romanes de l’Université de Łódź. Son domaine de recherches est le roman français de la fin du XIXe et du début du XXe siècle, avec un intérêt particulier pour l’œuvre d’Octave Mirbeau et de Rachilde. C’est à ces deux auteurs que sont consacrés ses monographies : L’art romanesque d’Octave Mirbeau. Thèmes et techniques, Wydawnictwo Uniwersytetu Łódzkiego, Łódź 2013 et Au carrefour des esthétiques. Rachilde et son écriture romanesque. 1880–1913, Wydawnictwo Uniwersytetu Łódzkiego, Łódź 2015.
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