Notes sur l’art (troisième partie)

Dans cette troisième chronique du cycle Notes sur l’art, Mir­beau rend hom­mage au pein­tre Antoine Wat­teau, mais il le fait à sa manière, bien dif­férente de celle que pro­posent les autorités, à savoir l’érection d’une stat­ue. Mir­beau oppose ce type d’hommage offi­ciel à une vénéra­tion sincère et autrement pro­fonde qui, pour lui, se cache dans les cœurs sen­si­bles à l’art et peut être exprimée en paroles, les équiv­a­lentes des images. Ain­si, cette chronique se ter­mine par un long pas­sage des Goncourt.

À pro­pos d’Antoine Watteau

La ville de Valen­ci­ennes a élevé, dimanche dernier, une stat­ue à Antoine Wat­teau, le plus déli­cat, le plus déli­cieux, le plus savant, le plus grand des pein­tres français. Cette céré­monie avait amené plusieurs per­son­nes, de pro­fes­sions divers­es, par­mi lesquelles les reporters ont comp­té M. Car­o­lus-Duran, artiste pein­tre, et un min­istre du com­merce, M. David Ray­nal, je crois. Au ban­quet qui fut don­né le soir, M. Car­o­lus-Duran voulut bien ne pronon­cer aucun dis­cours, ce dont il faut lui savoir gré, et M. David Ray­nal se bor­na à débiter trois ou qua­tre paroles famil­ières sur le canal du Nord. Ce min­istre a mon­tré vrai­ment du tact, et ce n’est point l’habitude des min­istres qui, générale­ment, dis­courent n’importe com­ment de n’importe quoi et de n’importe qui. Mais que vouliez-vous que M. David Ray­nal pût dire de Wat­teau qui ne fût par­faite­ment déplacé ? Wat­teau ne ren­tre pas dans ses préoc­cu­pa­tions ordi­naires, et puis on hon­ore comme on peut.

Je n’aime pas qu’on élève des stat­ues aux grands artistes, quand bien même ces stat­ues seraient dues au génie de Carpeaux, comme est celle de Wat­teau. Ces hom­mages grossiers de la pierre et du bronze sont bons pour des mil­i­taires, des députés, des bien­fai­teurs locaux, dont la gloire est à la portée de toutes les intel­li­gences, de toutes les édu­ca­tions et, j’oserai le dire, de toutes les reconnaissan­ces. Je ne vois aucun incon­vénient à ce qu’on coule en bronze un mon­sieur qui dota son pays d’une fontaine, détour­na des riv­ières pour ali­menter des roues de moulin et pour irriguer des prairies qui se dessèchent. Les paysans qui passent, les men­di­ants, les notaires et les chiens savent pourquoi ce bronze est là. Mais que savent-ils d’un artiste ? Que com­pren­nent-ils à ces intim­ités, à ces fris­sons, à ces mys­tères, à ces sen­si­bil­ités, à ces trans­fig­u­ra­tions de l’âme, à ces souf­frances, à ces divinités dont Dieu pétrit cet être d’exception qui a été un artiste ? Fon­dre bru­tale­ment, en un moule, un homme qui fut tout nerfs et tout âme, et l’exposer, sur les places publiques, aux insultes de l’ignorance, aux sot­tis­es de l’éternelle plat­i­tude, le pied gauche pointant comme celui d’un maître à danser, et la main droite armée d’un pinceau ! Pourquoi ? Parce qu’un con­seil munic­i­pal a décidé qu’une stat­ue embel­li­rait la prom­e­nade ! Un con­seil munic­i­pal ! Voilà donc l’hommage qu’on te décerne et d’où il te vient, ô Wat­teau, ô Maître dom­i­na­teur, qui asservis à ta manière, à ton goût, à ton optique, à ton génie, toute la pein­ture du XVI­I­Ie siè­cle ; toi, du cerveau de qui sor­tit toute une créa­tion de poème, de rêve et d’humanité ; toi qui fis s’envoler de ton imag­i­na­tion mille féeries, pareilles à celles qui hantent les par­adis shake­speariens, toi, dont le moin­dre pro­fil per­du de femme, dont le moin­dre dessin à la san­guine, emporte la pen­sée, aus­si bien que tes beaux paysages de lumière dorée, dans le roy­aume des grâces mélan­col­iques et des visions enchan­tées ! C’est un con­seil munic­i­pal, qui l’ignore, qui ne te com­prend pas, qui ne peut t’aimer, c’est cette réu­nion d’hommes bar­bouil­lés de poli­tique, qui décide, en un procès-ver­bal, cet hom­mage à ta gloire et dresse sur un socle de boue, au milieu des banal­ités de la place publique, ton image, l’image de celui qui, dis­ent les Goncourt, créa la grâce, cette chose sub­tile qui sem­ble le sourire de la ligne, l’âme de la forme, la phy­s­ionomie spir­ituelle de la matière !

Comme je com­prends d’une façon toute dif­férente – bien plus intime et bien plus pro­fonde – le culte de l’art, qui ne sera jamais la reli­gion vague et grossière des foules et qui ne doit fleurir qu’au cœur des déli­cats, pudique et caché comme l’amour. L’hommage d’un artiste, c’est son œuvre, il n’est pas autre part. Les dépu­ta­tions, les fan­fares, les dis­cours, les stat­ues ne peu­vent que l’amoindrir, tan­dis qu’il grandit tou­jours dans la con­tem­pla­tion, dans la médi­ta­tion soli­taire de ceux-là qui sont priv­ilégiés et peu­vent entr­er dans le mys­tère des âmes et le ciel dif­fi­cile­ment ouvert du Beau.

Je préfère à la bru­tal­ité de mar­bre, qui ne dit rien à l’esprit, qui ne dévoile pas au cœur ce qu’a été Wat­teau, un hom­mage comme celui que les Goncourt, ces artistes d’une acuité si péné­trante, ont ren­du à notre grand pein­tre. Lisez ces pages exquises.

« Mais, écrivent-ils, à quoi bon tir­er son imag­i­na­tion du spec­ta­cle du monde, quand on peut inven­ter un monde et un poème, poème unique et ravis­sant du loisir qui se bal­ance, des Entre­tiens et des Chants du bel âge, de l’Amusement pas­toral et du Passe-temps assis ! Poème de paix et de tran­quil­lité, où le jeu de l’escarpolette même se meurt, la corde traî­nant sur le sable… Thélème partout ! Et partout Tem­pé ! Îles, îles enchan­tées, qu’un ruban de cristal sépare de la terre ! Îles sans soin, ni cure, où le Repos cause avec l’Ombre ! Prom­e­nades sans but et au petit pas ; repos accoudé devant le repos des nuages, et devant le repos de l’onde ! Champs-Élysées du maître ! L’heure dort là-bas à l’horizon sous ce toit rus­tique. Dans un lieu au hasard et sans place sur la carte de la terre, il est une éter­nelle paresse sous les arbres. La vue et la pen­sée s’y assoupis­sent dans un loin­tain vague et per­du, comme ces bar­rières pro­fondes et flot­tantes dont Titien ferme le monde et ses tableaux. Un Léthé roule le silence par ce pays d’oubli, peu­plé de fig­ures qui n’ont que des yeux et des bouch­es ; une flamme et un sourire ! Sur les lèvres ouvertes volti­gent des pen­sées, des musiques, des paroles sem­blables aux paroles des comédies d’amour de Shake­speare ; et les voilà à l’ombre, toutes ces âmes vêtues de satin, charmer­ess­es bap­tisées, habil­lées par les poètes ; les Lin­da et les Gul­boé, les Héro et les Ros­aline, les Vio­la et les Olivia, toutes les reines du Ce que vous voudrez (1). Des marchan­des de fleurs passent douce­ment qui fleuris­sent à la ronde les corsets et les bou­quets de cheveux noués au haut de la tête. Rien de bruyant que des jeux d’enfants aux grands yeux noirs, sautant au pied des cou­ples comme des oiseaux ; petits génies que le poète jette au seuil de ce rêve et de cet enchante­ment. Ne rien faire qu’écouter son cœur, et laiss­er par­ler son esprit, et laiss­er venir les rafraîchisse­ments, et laiss­er marcher le soleil, et laiss­er le monde aller, et laiss­er les petites filles tour­menter des chiens qui n’aboient pas. »

Allez au Lou­vre et repais­sez-vous de tous les chefs‑d’œuvre du maître. C’est encore la meilleure manière d’honorer nos artistes que de les con­naître, et que d’aller puis­er auprès d’eux un peu de leur pen­sée, de leurs émo­tions et de leur vie, et vous ver­rez, ain­si que le dis­ent encore les Goncourt, au fond de cette œuvre de Wat­teau, je ne sais quelle lente et vague har­monie qui mur­mure der­rière les paroles rieuses ; je ne sais quelle tristesse musi­cale et douce­ment con­tagieuse répan­due dans les fêtes galantes. Pareille à la séduc­tion de Venise, je ne sais quelle poésie voilée et soupi­rante y entre­tient à voix basse l’esprit char­mé. L’homme passe au tra­vers de son œuvre ; et cet Œuvre, vous venez à le regarder comme le jeu et la dis­trac­tion d’une pen­sée souf­frante, comme les jou­ets d’un enfant malade et qui est mort.

La France, 17 octo­bre 1884

1. Comme il vous plaira [As you like it], une comédie de Shakespeare.

Lien pour le tableau :

Antoine Wat­teau, Pèleri­nage à l’île de Cythère (1717), huile sur toile, Musée du Louvre.

Texte d'Octave Mirbeau présenté par Anita Staroń

Texte d’Octave Mirbeau présenté par Anita Staroń

Uni­ver­sité de Łódź & vice-prési­dente de la SOM

Ani­ta Staroń, HDR, enseigne la lit­téra­ture française à l’Institut d’Études Romanes de l’Université de Łódź. Son domaine de recherch­es est le roman français de la fin du XIXe et du début du XXe siè­cle, avec un intérêt par­ti­c­uli­er pour l’œuvre d’Octave Mir­beau et de Rachilde. C’est à ces deux auteurs que sont con­sacrés ses mono­gra­phies : L’art romanesque d’Octave Mir­beau. Thèmes et tech­niques, Wydawnict­wo Uni­w­er­syte­tu Łódzkiego, Łódź 2013 et Au car­refour des esthé­tiques. Rachilde et son écri­t­ure romanesque. 1880–1913, Wydawnict­wo Uni­w­er­syte­tu Łódzkiego, Łódź 2015.

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