Quatrième note sur l’art : le vol de propriété artistique

Cette chronique, con­sacrée au vol de pro­priété artis­tique, annonce toute une série de com­men­taires sur des artistes de tal­ent – de génie selon Mir­beau – mais incon­nus du pub­lic et non appré­ciés par la cri­tique qui leur préfère leurs plats imi­ta­teurs. À not­er – des pro­pos remar­quables sur la moyenne qui ronge les arts. Toute orig­i­nal­ité est hon­nie, dit Mir­beau. Ce n’est que ce qui est con­nu qui peut trou­ver l’acceptation du pub­lic habitué à des banal­ités. À observ­er égale­ment les remar­ques sur le rire des ignares qui ne savent pas voir la vraie beauté d’une œuvre. Ces con­stata­tions revien­dront sou­vent dans les autres textes de Mir­beau, et aus­si dans ses romans, par exem­ple dans Le Cal­vaire (1886).

Le pil­lage

Les hommes de let­tres – qui sont gens peu endurants – ont tou­jours à la bouche le mot de « pro­priété lit­téraire ». Quand ils s’aperçoivent que des indus­triels étrangers ou autres ont adap­té à leur langue ou pour leur usage per­son­nel, un roman – sou­vent pris à quelqu’un – ou une pièce, la plu­part du temps dérobée dans les car­tons d’un incon­nu, vite ils cri­ent au vol et deman­dent aus­sitôt les peines les plus sévères con­tre les adap­ta­teurs. Je ne pré­tends point qu’ils aient tort.

Ceux qui tien­nent bou­tique de pen­sées ingénieuses, de mots spir­ituels, de péripéties dra­ma­tiques, vivent de cela comme l’épicier de sa marchan­dise, et il est bien cer­tain qu’on com­met envers un auteur, en lui filoutant un effet de scène ou une nou­velle à la main, le même dom­mage que si l’on chipait à un épici­er un hareng saur ou un paquet de bou­gies. Je ne ver­rais aucun incon­vénient à ce que MM. de Goncourt et Zola récla­massent à M. Alphonse Daudet, pour ne citer que celui-là, une par­tie de ses droits d’auteur, puisqu’il est unanime­ment recon­nu que M. Daudet n’a jamais vécu que des raclures – admirable­ment cuis­inées – de ses devanciers et de ses amis.

Donc, la pen­sée humaine con­stitue un droit de pro­priété et est regardée par tous, comme tel. Elle est, en effet, soumise à toutes les trans­ac­tions com­mer­ciales. On l’achète, on la loue, on l’échange, on la lègue, on la vole et on la con­tre­fait. Mais la pen­sée n’est pas exprimée seule­ment par une œuvre lit­téraire, on la trou­ve – et sou­vent plus élevée, plus pro­fonde et plus pré­cise – dans un tableau. N’est-ce point chez cer­tains pein­tres qu’il faut aller chercher aujourd’hui, dans son expres­sion la plus poignante et la plus tan­gi­ble, la vraie pen­sée de lit­téra­ture ? Or, il n’est jamais ques­tion de pro­priété artis­tique. Un artiste peut pren­dre à un autre ses procédés, son dessin, sa couleur, il peut le man­i­feste­ment piller, sans qu’une récla­ma­tion puisse être utile­ment for­mulée de la part de l’inventeur. L’art de la pein­ture est chose si sub­tile et si générale­ment incom­prise que le pub­lic lui-même n’y fait aucune atten­tion, et que les experts qui seraient appelés à pronon­cer sur un cas sem­blable seraient fort embar­rassés, atten­du que les experts sont encore plus igno­rants que tout le monde, hormis les cri­tiques d’art. C’est peut-être pour cela que les pre­miers sont réu­nis en cor­po­ra­tion et que les sec­onds font par­tie des jurys d’exposition.

Il se pro­duit actuelle­ment dans la pein­ture un phénomène véri­ta­ble­ment sur­prenant. Des ban­des d’industriels, sans âme, sans vision, qui n’ont pour tout tal­ent qu’une adresse facile de copiste et une effron­terie de maraudeur, se livrent à un pil­lage organ­isé aux dépens de quelques maîtres reniés comme Puvis de Cha­vannes, Whistler et Fan­tin-Latour, longtemps restés obscurs et qui ne sont juste­ment arrivés à la notoriété que par les indé­centes plaisan­ter­ies des jour­naux et les ricane­ments d’un pub­lic ignare. Toutes les insultes, on les leur a prodiguées, on leur a jeté la blague canaille au vis­age. Comme ils n’avaient point d’hôtel dans l’avenue de Vil­liers, c’étaient, à n’en pas douter, des malades, des fous, des ama­teurs de scan­dale ; pour un peu, on les eût traités de crim­inels ; on allait à leurs expo­si­tions isolées, comme on se rend à la foire pour s’esbaudir devant un mon­stre. Ces artistes, pro­fonds comme Manet, savants comme Degas, ces déli­cats et ces douloureux comme Renoir et Forain, ces créa­teurs, sen­si­tifs comme Claude Mon­et qui a ren­du tous les fris­sons de la nature et fixé avec de la couleur, l’impalpable de l’air, les vibra­tions de la lumière, l’insaisissable et fugi­tif mys­tère des choses, on les con­sid­érait comme de sim­ples farceurs. Per­son­ne ne pou­vait admet­tre, qu’ayant hor­reur du banal, ils fussent pos­si­bles, que, dédaig­nant les courbettes offi­cielles, ils fussent acceptés.

Et pour­tant ces hon­nis et ces méprisés se fai­saient sans le savoir les édu­ca­teurs de l’art nou­veau. Cha­cun venait puis­er un ren­seigne­ment et une idée à la source de leur clair et vivant génie ; on les déval­i­sait même, ne prenant de leur tal­ent que le côté séduisant et acces­si­ble, qu’on enruban­nait, pom­pon­nait, lais­sant le côté abstrait, le côté d’art pur, pour que la vente fût plus facile et le bour­geois qui com­mande plus char­mé. Et il arrivait qu’on con­tin­u­ait de plaisan­ter ceux-ci et d’admirer ceux-là. Pen­dant que les pil­lards se pavanaient au salon, la bouton­nière ornée de la déco­ra­tion, les pil­lés restaient sur le seuil fer­mé, ou bien étaient con­fon­dus avec le trou­peau vul­gaire des ratés, en des places où l’œil ne les pou­vait apercevoir.

En France, nous avons trois sources de richess­es : les vins, les céréales et les arts ; le phyl­loxéra détru­it les vins, l’importation attaque les céréales, les arts sont rongés par la moyenne. La moyenne, c’est-à-dire ce qui flat­te, ce qui caresse, ce qui réjouit l’âme bornée du pub­lic ; la moyenne, cet abom­inable niveau, placé entre ce qui est ni tout à fait bon ni tout à fait mau­vais et d’où per­son­ne ne peut ten­ter de sor­tir seule­ment la tête, sans être vilipendé ; la moyenne, cette démoc­ra­tie haineuse qui ne per­met à aucune aris­to­cratie de s’élever, à aucune supéri­or­ité de s’affirmer ; la moyenne qui tor­tu­ra Delacroix, Mil­let, Corot, la moyenne qui fait de Meis­sonier un génie, de Detaille un grand artiste, qui exalte Dag­nan-Bou­veret et cul­bute Gus­tave More­au, relègue Cazin à des rangs inférieurs, dans des obscu­rités pro­fondes, et prend Roll comme un dra­peau de com­bat, sonore et har­di. Tout ce qui pense par soi-même, tout ce qui vit, tout ce qui ressent, tout ce qui exprime des formes d’êtres et de choses vus à tra­vers ses rêves pro­pres, tout cela n’existe pas. Pour con­quérir le suc­cès, il faut au pein­tre, comme au lit­téra­teur, l’amour de la banal­ité com­pliquée, il doit avoir les qual­ités bass­es, et le vil esprit du vaude­ville, la tristesse pleur­nicheuse de la romance.

C’est ce qui explique ces éton­nants salons où tous les tableaux sem­blent fab­riqués dans la même usine par les mêmes ouvri­ers, et où les quelques rares œuvres des maîtres restés debout, vous font l’effet de fleurs superbes qui auraient poussé par hasard sur une terre stérile rem­plie de ronces et d’orties.

Ce sont ces hommes, peu nom­breux, chez qui plus tard il fau­dra chercher le génie de la pein­ture con­tem­po­raine, ces hommes dont on ne rit plus peut-être, qu’on n’admire pas encore, mais dont le tri­om­phe est encore loin, que je veux essay­er de définir. Je veux ten­ter de démon­tr­er que ce sont réelle­ment les seuls qui for­ment les anneaux de la grande chaîne qui relie l’art d’aujourd’hui à l’art d’autrefois.

Je com­mencerai, jeu­di prochain, par une étude de Puvis de Chavannes.

La France, 31 octo­bre 1884

Lien vers l’image :

James Whistler, Sym­phonie en blanc no 1 (La Fille en blanc), 1862, Nation­al Gallery of Art, Washington :

https://fr.wikipedia.org/wiki/James_Abbott_McNeill_Whistler#/media/Fichier:Whistler_James_Symphony_in_White_no_1_(The_White_Girl)_1862.jpg

Villes: Pierre Puvis de Cha­vannes : la guerre Pierre Puvis de Cha­vannes : la guerre

Présenté par : Anita Staroń

Présenté par : Anita Staroń

Uni­ver­sité de Łódź & vice-prési­dente de la SOM

Ani­ta Staroń, HDR, enseigne la lit­téra­ture française à l’Institut d’Études Romanes de l’Université de Łódź. Son domaine de recherch­es est le roman français de la fin du XIXe et du début du XXe siè­cle, avec un intérêt par­ti­c­uli­er pour l’œuvre d’Octave Mir­beau et de Rachilde. C’est à ces deux auteurs que sont con­sacrés ses mono­gra­phies : L’art romanesque d’Octave Mir­beau. Thèmes et tech­niques, Wydawnict­wo Uni­w­er­syte­tu Łódzkiego, Łódź 2013 et Au car­refour des esthé­tiques. Rachilde et son écri­t­ure romanesque. 1880–1913, Wydawnict­wo Uni­w­er­syte­tu Łódzkiego, Łódź 2015.

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