Le journal d’une femme de chambre (1900)

La pre­mière mou­ture du roman a paru en feuil­leton dans L’É­cho de Paris, du 20 octo­bre 1891 au 26 avril 1892. Mir­beau tra­verse alors une grave crise morale et con­ju­gale, se sent frap­pé d’im­puis­sance et se dit dégoûté de la forme romanesque en général et de son feuil­leton en par­ti­c­uli­er. Aus­si atten­dra-t-il presque neuf ans avant de pub­li­er son roman en vol­ume, en juil­let 1900, après l’avoir com­plète­ment remanié, et avoir situé le réc­it pen­dant l’af­faire Drey­fus, dont il sort plus que jamais dégoûté des hommes.

Mise à nu des turpi­tudes sociales

Le jour­nal de Céles­tine est d’abord une belle entre­prise de démo­li­tion et de démys­ti­fi­ca­tion. Mir­beau y donne la parole à une cham­brière, ce qui est déjà sub­ver­sif en soi. Elle perçoit le monde par le trou de la ser­rure et ne laisse rien échap­per des « boss­es morales » de ses maîtres. Il fait de nous des voyeurs autorisés à pénétr­er au cœur de la réal­ité cachée de la société, dans les arrière-bou­tiques des nan­tis, dans les couliss­es du théâtre du « beau monde ». Il arrache le masque de respectabil­ité des puis­sants, fouille dans leur linge sale, débusque les cra­pu­leries cam­ou­flées der­rière les manières et les gri­maces avan­tageuses. Et il nous amène peu à peu à faire nôtre le con­stat vengeur de Céles­tine : « Si infâmes que soient les canailles, ils ne le sont jamais autant que les hon­nêtes gens ». Bref, il nous révèle l’en­vers du décor et le fonds de sanie du cœur humain, mis à nu sans souci de la pudeur, qui n’est jamais que le cache-sexe de l’hypocrisie. Il réalise ain­si l’ob­jec­tif qu’il s’é­tait fixé dès 1877 : oblig­er la société à « regarder Méduse en face » et à pren­dre « hor­reur d’elle-même ».

Le roman est donc conçu comme une explo­ration péd­a­gogique de l’en­fer social, où règne la loi du plus fort : le dar­win­isme social tri­om­phant n’est jamais que la per­pé­tu­a­tion de la loi de la jun­gle sous des formes à peine moins bru­tales, mais infin­i­ment plus hyp­ocrites. Le « talon de fer » des rich­es, comme dis­ait Jack Lon­don, écrase sans pitié la masse amor­phe des exploités, corvéables à mer­ci, qui n’ont pas d’autre droit que de se taire et de se laiss­er sucer le sang sans récrim­in­er, sous peine d’« anar­chie » – comme le déclare le com­mis­saire auprès duquel Céles­tine va porter plainte pour n’avoir pas perçu le salaire qui lui est dû.

Loin d’être les meilleurs, comme le procla­ment les dar­winiens, les pré­da­teurs nous don­nent le piteux exem­ple d’êtres qui ne se définis­sent que néga­tive­ment, par l’ab­sence de sen­si­bil­ité, d’é­mo­tion esthé­tique, de con­science morale, de spir­i­tu­al­ité et d’e­sprit cri­tique. Après Flaubert et Baude­laire, Mir­beau fait du bour­geois l’in­car­na­tion de la laideur morale, de la bassesse intel­lectuelle et de la mis­ère affec­tive et sex­uelle, dont les Lan­laire, au patronyme ridicule, sont les vivants prototypes.

Une œuvre de jus­tice sociale

L’une des turpi­tudes les plus révoltantes de la société bour­geoise est la domes­tic­ité, forme mod­erne de l’esclavage :
« On pré­tend qu’il n’y a plus d’esclavage… Ah ! voilà une bonne blague, par exem­ple… Et les domes­tiques, que sont-ils donc, sinon des esclaves ?… Esclaves de fait, avec tout ce que l’esclavage com­porte de vileté morale, d’inévitable cor­rup­tion, de révolte engen­dreuse de haines ».

  • Et les trafi­quants d’esclaves mod­ernes, ce sont ces officines scan­daleuses, mais légales, que sont les bureaux de place­ment, relayés par des sociétés pré­ten­du­ment « char­i­ta­bles » ou « phil­an­thropiques », qui, au nom de Dieu ou de l’amour du prochain, s’en­grais­sent impuné­ment de la sueur et du sang des nou­veaux serfs.
  • Le domes­tique est un être déclassé et « dis­parate », « un mon­strueux hybride humain », qui « n’est plus du peu­ple, d’où il sort », sans être pour autant « de la bour­geoisie où il vit et où il tend ».
  • L’in­sta­bil­ité est son lot : les femmes de cham­bre sont bal­lot­tées de place en place, au gré des caprices des maîtres.
  • Elles sont sur­ex­ploitées économiquement.
  • Elles sont traitées comme des tra­vailleuses sex­uelles à domi­cile – exu­toires pour les maris frus­trés, ini­ti­atri­ces pour les fils à déni­ais­er ou à retenir à la maison.
  • Elles sont humil­iées à tout pro­pos par des maîtres à l’inébran­lable bonne con­science, qui trait­ent leur vale­taille comme du cheptel.
  • Elles sont aliénées idéologique­ment par leurs employeurs, et, par­tant, inca­pables de se bat­tre à armes égales, parce que hors d’é­tat de trou­ver une nour­ri­t­ure intel­lectuelle qui leur laisse un espoir de révolte et d’émancipation.

Aus­si Mir­beau entend-il à la fois aider les opprimé(e)s à pren­dre con­science de leur mis­érable con­di­tion et sus­citer dans l’opin­ion publique un scan­dale tel qu’il oblige les gou­ver­nants à inter­venir pour met­tre un terme à cette honte per­ma­nente. En nous oblig­eant à décou­vrir l’abus sous la règle, et, sous le ver­nis des apparences, des hor­reurs sociales insoupçon­nées, il exprime sa pitié douloureuse pour « les mis­érables et les souf­frants de ce monde » aux­quels il a « don­né son cœur », comme le lui écrit Zola.

La nausée

Ce dégoût et cette révolte con­tre un ordre social inhu­main s’en­raci­nent dans un écœure­ment exis­ten­tiel qui per­dure ; et la pour­ri­t­ure morale des class­es dom­i­nantes reflète la pour­ri­t­ure uni­verselle, d’où germe toute vie. « Il s’ex­hale du Jour­nal d’une femme de cham­bre une âcre odeur de décom­po­si­tion des chairs et de cor­rup­tion des âmes, qui place l’œu­vre sous le signe de la mort », écrit Serge Duret ; « la loi de l’en­tropie règne sur les corps » – et sur les âmes. Ici, le trag­ique de l’hu­maine con­di­tion sourd à tout instant de l’évo­ca­tion de la quo­ti­di­en­neté dans tout ce qu’elle a de vide, de vul­gaire et de sor­dide. “L’en­nui” dont souf­fre Céles­tine, c’est « l’ex­péri­ence du vide » évo­quée par André Comte-Sponville. Bien avant Sartre, Mir­beau s’emploie à sus­citer chez nous une véri­ta­ble « nausée existentielle ».

La thérapie par l’écriture

Pour­tant, si étouf­fante et mor­bide que soit l’at­mo­sphère, si décourageante que soit la per­spec­tive d’une human­ité vouée sans rémis­sion au pour­risse­ment et au néant, une fois de plus, l’écri­t­ure-sup­plice se mue en déli­cieuse thérapie. Nou­velle illus­tra­tion de la dialec­tique uni­verselle : ce qui devrait être source d’écœure­ment se révèle tonique et jubi­la­toire ; de l’ex­hi­bi­tion de nos tares naît un amuse­ment con­tagieux ; du fond du dés­espoir s’af­firme la volon­té d’un mieux qui aide à sup­port­er moins douloureuse­ment une exis­tence absurde ; la nausée n’est que la pre­mière étape indis­pens­able à l’« élé­va­tion » et à l’engagement social ; et Mir­beau ne nous enfonce, péd­a­gogique­ment, la tête dans la boue, la « charogne » et les « miasmes mor­bides », que pour mieux nous inciter, comme Baude­laire, à chercher ailleurs une sérénité, voire un épanouisse­ment spirituel.

Pierre Michel pour la S.O.M.

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